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26.11.2007

Remember Manga Bekombo Priso (1932-2004) 

Au moment de lui dire adieu, je ne peux m’empêcher de penser à des scènes funéraires auxquelles j’ai assisté, au sud du Tchad comme au Nord-Cameroun. Les parents d’abord, mais aussi les amis proches, rassemblés autour du défunt, expriment à son adresse des récriminations, ils élèvent des protestations : qu’avons-nous fait, que t’avons-nous fait pour que tu nous quittes ainsi ? Pour que tu nous abandonnes ? Ne sais-tu pas que nous avons besoin de toi ? Qu’allons-nous devenir maintenant ?

J’aurais moi aussi à lui faire de tels reproches, je voudrais aussi lui faire entendre mes plaintes d’être laissé sur le chemin, d’être comme abandonné après une si longue route parcourue ensemble.

Ma rencontre avec lui – elle remonte à bientôt 45 ans – a coïncidé avec les tout débuts de ma vie professionnelle comme chercheur (ou plutôt apprenti chercheur) africaniste. Georges Balandier m’avait recruté pour participer à une recherche sur les représentations et les attitudes liées au temps – son organisation conceptuelle et sa gestion pratique – dans les sociétés d’Afrique noire. La première chose qu’il fit alors, fut de me mettre en contact avec, me disait-il, l’un de ses meilleurs chercheurs africains, et c’était Manga Bekombo. À partir de ce moment, nous allions travailler en étroite collaboration pendant deux ans, mais je dois dire surtout que Manga allait tout simplement contribuer de la manière la plus efficace à me former, à me familiariser avec une Afrique dont je ne savais à peu près rien.

Ma formation s’est faite relativement vite et de façon agréable parce que tout de suite se sont noués entre Manga et moi des rapports d’amitié qui n’ont fait que s’approfondir au fil des années. Contraint d’avancer à marche forcée dans la connaissance livresque des sociétés et des cultures africaines, je dois à Manga d’avoir eu, grâce à lui, à travers lui, un contact vivant avec l’Afrique, une Afrique alors bouillonnante de son renouveau, une Afrique encore pleine d’espoir pour son avenir puisque nous étions tout juste au lendemain des indépendances.

Manga Bekombo était venu très jeune en France, il avait reçu une formation très complète dans les écoles et les universités françaises. C’était un intellectuel qui avait parfaitement assimilé les enseignements et la culture qui y étaient dispensés – d’abord comme psychologue, puis comme sociologue et enfin comme anthropologue tourné vers l’étude de sa société et de sa culture d’origine, celles des Dwala. Je dois dire que, comme intellectuel, et c’est ce que j’admirais et aimais en lui, il avait quelque chose de plutôt rare à l’époque : la culture qu’il avait acquise ne lui servait pas à prendre de la distance (avec ce que cela peut impliquer de hauteur) pour juger les cultures africaines et la sienne, en particulier. Elle lui a plutôt permis de développer un esprit critique très acéré vis-à-vis d’elle-même, et de la culture occidentale en général. Il n’a jamais été dupe de sa prétention à l’universalité. Mais, en même temps, tout en y étant viscéralement attaché, il a su exercer cet esprit critique vis-à-vis de l’Afrique, à l’endroit des États tout neufs sortis du carcan colonial, ainsi que dans ses recherches sur la culture et l’organisation sociale des Dwala auxquelles il a consacré sa vie professionnelle.

J’ai gardé un vif souvenir de nos discussions passionnées d’alors où j’apprenais tellement et pas seulement sur le Cameroun. Pas plus qu’il n’a idéalisé un Occident – qu’il n’exécrait pas (toute sa vie le prouve) –, il n’a idéalisé l’Afrique, celle du passé ou celle qui venait, en principe, de recouvrer sa liberté. Je peux témoigner qu’il n’avait pas attendu que paraisse un certain brûlot au titre ravageur, pour dire, avec le sourire malicieux qui était le sien, celui d’un sceptique et d’un sage, que décidément les choses partaient assez mal sur le continent noir.

Je dois à Manga de m’avoir quelque peu affranchi sur les problèmes politiques (je n’avais là-dessus pour tout bagage que ce que j’entendais dans les manifestations anticolonialistes d’étudiants – les manifs rituelles du 21 février) et, notamment, sur ce qui s’était passé dans le Sud du Cameroun – la répression impitoyable menée contre les dirigeants et les militants de l’UPC, le meurtre par les Français de Félix Moumié et les conditions dans lesquelles Ahidjo fut installé au pouvoir.

Le travail en commun sur le temps s’acheva et enfin, j’eus mon baptême du terrain. Je partis faire quelques mois d’enquête dans divers pays d’Afrique, en commençant par le Nigéria ; je devais rester trois mois à Ibadan, au cœur de la civilisation yoruba. Je me souviendrais toujours de l’attitude si généreuse de Manga. J’appréhendais ce premier grand voyage ; Manga le sentait et me conduisit dans sa voiture à Orly, où, durant la longue attente avant d’embarquer, il calma mes anxiétés et mon excitation et me parla comme un grand frère de ce que j’allais découvrir. Il prévint même son père pour le cas où j’irais à Douala. Le hasard de la météo voulut que mon avion ne puisse atterrir à Lagos et soit dérouté sur Douala où j’eus la joie de rencontrer et de passer quelques moments avec cet homme absolument remarquable qu’était le père de Manga, Dika Bekombo. Dika, nom que le destin permit à Manga de transmettre à son petit-fils peu avant de nous quitter.

Dans les années qui suivirent, je voyais très régulièrement Manga dans l’un de ses lieux de travail, les sous-sols du Musée de l’Homme où il côtoyait Éric de Dampierre et aussi Michel Leiris ; avec l’un comme avec l’autre, il entretenait des rapports amicaux et tous deux avaient pour lui la plus grande estime tant sur le plan intellectuel que sur celui de sa sensibilité car ils appréciaient beaucoup la sûreté et la finesse de son goût dans le domaine des arts africains. Survient encore un tournant de ma vie professionnelle auquel Manga est étroitement associé : c’est par lui que j’ai alors noué des liens avec Éric de Dampierre, et de cette amitié naquit notre commun désir de l’accompagner dans cette aventure que fut la création, dans le tumulte encore non apaisé des journées de fin mai 68, du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de Nanterre.

Je ne parlerai pas de l’activité considérable déployée par Manga au service du Laboratoire, de son infatiguable dévouement au quotidien, notamment pendant la période qui fut celle de la direction de notre amie Annie Lebeuf. Il y aurait trop à dire. Mais je ne peux pas ne pas rappeler son côté chaleureux, accueillant à tous : ce n’est pas par hasard si les réunions festives les plus conviviales eurent lieu chez lui, et si, par ailleurs, maints étudiants – qui ont fait du chemin depuis –, ont trouvé chez lui, dans sa maison, comme un nid où leur maturation d’ethnologues africanistes a pu s’accomplir dans un climat de confiance réciproque.

Je voudrais maintenant évoquer l’essentiel, le chercheur qu’il a été. Modeste, excessivement modeste, il n’a pas réuni dans des livres – lui qui a poursuivi si magnifiquement au service des autres sa collaboration à la collection des « Classiques africains » et le travail de publication réalisé par la Société d’ethnologie – ses innombrables articles, ses contributions à des ouvrages collectifs qui ont marqué notre discipline. Il n’a pas publié sa thèse sur l’organisation sociale des Dwala qui, à mes yeux, constitue un apport décisif à la connaissance des systèmes de parenté et de mariage africains. Il détestait le jargon qui permet de donner plus d’apparence scientifique à ce qui n’est parfois qu’un placage sur des descriptions plutôt superficielles. Il écrivait dans un langage simple et précis, et jamais autant qu’en le lisant – ou en écoutant ses exposés dans nos séminaires – je n’ai eu le sentiment d’être mis en présence de la véritable complexité des structures sociales et de l’épaisseur d’un réel qu’on ne peut restituer pleinement que du dedans. Je ne citerai pour mémoire que l’exemple du muebe, terme par lequel on désigne au sein de l’unité domestique élargie – vaste ensemble résidentiel en principe patri-virilocal – les foyers matrifocaux créés par des femmes qui regroupent autour d’elles des coépouses et des enfants. Manga nous dit que ces foyers sont des lieux dont le mari est exclu et sur lesquels règnent, en couple dominant, la fondatrice et l’aîné ou le plus capable de ses fils. La réflexion approfondie à laquelle il s’est livré à ce sujet conduit à mettre en cause bien des idées qui ont cours dans nos milieux sur la filiation, sur les rapports entre hommes et femmes et sur l’alliance, de façon générale. Il faudrait aussi parler de la très belle édition qu’il a donnée aux « Classiques africains » de l’épopée dwala La Fantastique Histoire de Djeki-là-Njambé. Le texte du récit épique est précédé d’un avant-propos relativement bref mais extraordinairement dense. Dans sa manière habituelle, avec un langage simple et profond, Manga nous dit l’essentiel sur cette figure de héros culturel en lequel se résume l’ensemble de l’univers social et spirituel des Dwala et aussi des populations voisines qui partagent leurs conceptions du monde.

Manga termine son avant-propos en faisant l’éloge – un éloge que je crois pouvoir lui adresser à lui-même – de l’artiste avec lequel il avait travaillé, le musicien-narrateur, Diboko Kollo. Il écrit : « Avec une éloquence sobre et dans un style où l’imagination, bien que débordante, n’est jamais ternie par l’extravagance, [il] a su nous présenter un Jeki conçu dans toute sa plénitude, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’homme, avec ses aspirations les plus anciennes, habité des désirs les plus forts ». Ses derniers mots sont pour dire : « En somme, l’histoire de Jeki-là-Njambé Inono est le récit de ce combat de l’esprit pour la vie, tel qu’il se déroula dans le mythe, tel qu’il se poursuit dans le rêve d’aujourd’hui et se continuera encore avec le renouvellement des générations ». C’est avec ces mots-là, ses mots à lui, aussi profondément dwala qu’universels, que je veux lui dire adieu. Adieu Manga, mon ami, mon frère.

Alfred Adler

Manga Bekombo Priso (1932-2004), L´Homme, 173, 2005

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MANGA BEKOMBO-PRISO

Une femme et trois hommes

Dans le présent article, nous nous proposons de rendre compte d´un type d´alliance que l´anthropologie tient rarement pour objet spécifique de réflexion, ne le prenant en considération qu´en tant qu´élément d´une argumentation tendant à l´énoncé d´une théorie nouvelle ou à la vérification d´une théorie déjà mise en place dans le domaine général de la parenté et de l´alliance.

Le principe de l´interdiction de l´inceste et le cadre par trop restreint et curieusement figé dans lequel sont généralement appréhendés les faits de parenté constituent autant de contraintes qui conditionnent abusivement nos perceptions, nos analyses et nos interprétations. A cet égard, le problème de la relation avunculaire est exemplaire : depuis Junod dont les propositions sont jugées irrecevables, bien d´autres solutions ont été fournies, aussi peu satisfaisantes les unes que les autres. On a ainsi pensé que la résolution de ce problème passe par la réduction de contradictions — mais entendons plutôt d´aberrations quant aux principes qui nous habitent — affectant certaines pratiques matrimoniales en Afrique bantu. Des chercheurs se sont interrogés longuement sur le modèle selon lequel tel homme « peut épouser la fille du frère de sa femme », laquelle est interdite à son fils, alors que ce dernier est en droit de recevoir en héritage « la femme du frère de sa mère ».

L´ambition réside bien en ceci : en révélant le sens caché de cette double pratique, on comprendra ce qui fonde la complicité unissant le neveu et l´oncle maternel. Notre intention n´est pas de revenir sur ce débat qui reste ouvert ; en l´évoquant, nous voulons uniquement souligner à quel point nous nous trouvons prisonniers de nos formules et de ce qu´elles recouvrent, et combien nous tenons parfois en mépris le discours (souvent plus explicite) de ceux-là mêmes qui nous instruisent sur le terrain. Qu´on se plaise à formuler autrement ce qui fait problème dans ce double mariage croisé, il est évident que les démarches et les interprétations changent : dire que « tel homme peut épouser la fille de la femme du frère de sa femme » ne modifie en rien les données du problème mais oblige à tenir compte de manière particulière des rapports existant entre les deux belles-sœurs et de ceux unissant le frère et la sœur, par-delà le fait qu´ils sont germains. De même, le mariage du neveu avec la veuve de son oncle maternel appelle un examen plus attentif des rapports mère-fils et de tous ceux qui font de cette dernière femme le centre d´un réseau inter-clans où passent nécessairement un mari et un fils, un frère, une belle-sœur et une nièce. Mais un tel examen requiert, on s´en doute bien, que l´on porte un regard relativement neuf sur les conceptions et les modalités de réalisation de l´alliance matrimoniale dans cette aire bantu.

La littérature anthropologique fournit d´autres tentatives d´explication de la relation avunculaire : ici, par exemple, on procède par opposition. Qu´Ego désigne la sœur de son père du même terme que celui utilisé pour appeler ce dernier ou pour s´adresser à lui, l´on ne veut y voir que la manifestation de rapports d´autorité et de soumission l´unissant à elle, par contraste avec les rapports d´égalité (entraînant des relations de plaisanterie) qui s´établissent, par ailleurs, entre lui et le frère de sa mère. Et dans ce cas, le glissement fortuit d´un univers à un autre —- de celui de la nomenclature à celui des attitudes — ne semble gêner nullement. Bien au contraire, il sert une certaine logique en dehors de laquelle l´absurde conduirait à formuler qu´une femme puisse être père des enfants d´une autre femme ! Mais de quoi s´agit-il exactement ? C´est qu´à nier l´importance du biologique dans la détermination de la relation de parenté, on y revient toujours, malgré soi !

Les sociétés en question ne nient point la spécificité des sexes, ni leur complémentarité dans l´acte de procréation ; en revanche, elles pourraient nous apprendre que les termes dits de parenté ne jouissent pas d´une spécificité propre par rapport à la langue et que, dans tous les cas, ils n´ont pas pour caractéristique essentielle de sous-tendre l´ordre naturel de la répartition des sexes. Dans cette perspective, le passage du système de vocabulaire à celui des attitudes n´aurait point été nécessaire, si nous nous montrions aptes à « recevoir » les dires de ces peuples qui se contentent de nommer mari la personne (homme ou femme) qui acquiert de droit la génitrice, et père la personne (homme ou femme) qui s´acquitte des droits conférant la « paternité » des enfants (et non pas implicitement et exclusivement le partenaire sexuel de leur mère). Nous reviendrons sur ce point.

Dès lors, on s´en doute, de nombreuses interrogations surgissent ; nous ne les aborderons pas toutes, dans le cadre de cet article, nous bornant à évoquer celles qui nous paraissent capitales pour notre propos.

En effet, l´horreur de l´inceste conduit généralement à ne prendre en considération que l´alliance dite matrimoniale (objet par excellence -de réflexion sociologique) par laquelle deux individus reconnus non-parents (ou dont les liens de parenté ont été rituellement rompus) s´unissent l´un à l´autre et créent une descendance ; les relations entre un frère et une sœur, une mère et son fils, ne sont envisagées que dans le cadre de l´affectivité ; tout se passe comme si être des germains revenait à s´aimer ou se détester, et comme si ceci suffisait à expliquer leur participation, en tant que membres d´un groupe de parenté, à tout un ensemble de faits sociaux objectivement perceptibles qu´on ne peut que difficilement reléguer au mythique ou au mystique. Certes, on s´écarte parfois de ce domaine de l´affectivité dès lors qu´on énonce comme principe qu´un homme (père ou fils) cède sa fille ou sa sœur en contrepartie soit d´une femme, soit d´un capital convertible en monnaie ; mais, dans ce cas, c´est un tout autre aspect de la question qui est envisagé : sans toujours en établir la légitimité, les chercheurs voient, dans ce fait, la manifestation d´une autorité que l´homme exerce à la fois sur les cadets et sur l´ensemble des filles et des sœurs qu´il est en mesure d´échanger. Or, le problème qui demeure concerne bien la proposition à partir de laquelle se sont élaborées des théories relevant de la sociologie économique et politique. La question reste posée de savoir pourquoi, des quatre termes constitutifs de l´atome de parenté, on privilégie à ce point la relation époux-épouse, abandonnant à la psychologie générale et analytique l´étude des relations frère-sœur et mère-fils ? Enfin, qu´adviendrait-il de nos élaborations si l´on s´aventurait à embrasser l´ensemble de ces trois types de relations dans une même démarche sociologique ? Pour le moins et en tout premier lieu, l´anthropologie serait autrement sensible à la complexité du phénomène d´alliance, à sa nature variable et chaque fois spécifique, et s´interdirait alors l´approche de ce phénomène en des sociétés non occidentales comme autant de variantes du seul modèle dont nous avons l´expérience quotidienne, sociale et psychologique, et que nous appréhendons sous le terme de mariage. Cette tentative semble d´autant plus pertinente que, par ailleurs, on admet sans réserve la variété des formes d´organisation des sociétés et des processus de reproduction des unités sociales constitutives — processus dont l´alliance est, précisément, l´un des principaux moteurs.

Ces remarques, que nous nous proposons de développer ici, nous sont suggérées par les populations côtières du Cameroun qui s´échelonnent de la pointe de Victoria, où sont implantés les Kwedi, à celle de Campo, passant par la Basse-Sanaga qui abrite, outre le groupe Kooko (Elog Mpoo), les Malimba et Pongo apparentés aux Dwala. Pour plus de commodité, nous désignerons l´ensemble de ces populations, culturellement très proches sinon identiques, sous l´appellation Sawa (en dwala «lacôte »). Cependant, pour éviter une particularisation souvent trop hâtive du « terrain » •— signe d´une réserve inavouée —, nous voulons préciser que, dans notre esprit, les questions discutées ici débordent le champ géographique où nous les envisageons, atteignant toute société dite segmentaire, à prétention patrilinéaire et à régime patrilocal, pratiquant la polygynie.

Dans les sociétés de ce type, on s´en souvient, les termes de parenté, à quelque trois ou quatre exceptions près, traduisent plutôt des rapports entre individus qu´ils n´expriment la nature ou le degré des liens qui les unissent ; nous illustrerons ce trait dans la brève analyse des stratégies mises en œuvre par la femme à l´occasion de son « mariage » et nous essaierons de montrer que ce que l´anthropologie appréhende dans l´étude des systèmes matrimoniaux — à savoir le mariage — n´est qu´un aspect d´un système plus complexe de trois alliances complémentaires et structurellement solidaires. En épousant un homme, la femme contracte, dans la logique même de ce premier mariage, une alliance avec son frère, puis avec son fils, et cette triple alliance concourt solidairement à la réalisation de son projet social. Considérant les quatre éléments de l´atome de parenté, nous nous proposons de les envisager sous l´angle des rôles respectifs assignés aux hommes par rapport à l´unique élément féminin.

Le frère dit « ndôme »

Le terme dwala ndôme exprime moins la relation entre germains de sexe opposé (qu´il implique pourtant) qu´un ensemble d´obligations et de privilèges que ces derniers se doivent mutuellement. Comme la plupart des nomenclatures de parenté africaines, les parlers sawa permettent de distinguer trois manières différentes d´être frère et sœur, trois modalités que la pratique réduit, en fait, à deux. Ainsi, les enfants issus d´un père commun sont dits bona-sângô (« enfants de père ») ; issus de la même mère, ils sont bona-nyângô (« enfants de mère ») ; et lorsqu´ils se trouvent liés entre eux par les mêmes père et mère, ils sont encore bona-nyângô. On notera ainsi que, pour une société dont la patri-linéarité est affirmée, la prédominance de la femme est néanmoins attestée au niveau de la langue : les enfants de la série (MFi), apparentés à ceux de la série (MF) par leur père, sont distingués alors que sont confondus ceux de cette dernière série (MF) et ceux constituant (MiF), unis par la femme (F) antérieurement ou postérieurement épouse de (Mi) (cf. fig. i). Et cette assimilation, qui n´est pas due au hasard, indique bien que, d´après le système de représentation des Sawa, la femme est seule responsable de la procréation. Dans la perspective où se situent ces sociétés, l´homme ne devient père, en effet, que s´il s´acquitte d´une dette sociale prescrite.

La relation de ndôme ne peut s´établir qu´entre enfants de mêmes père et mère, de sexe opposé et se succédant immédiatement dans l´ordre des naissances ; il se constitue ainsi parmi eux des couples tels que (A/B) ou (C/D). Le dernier-né éventuel (E), s´il ne peut s´associer à personne de cette série, sera alors tenu pour « orphelin » (nyùwe) ; d´une manière générale, on lui trouvera un partenaire parmi les enfants d´un frère du père, de préférence plus jeune que ce dernier et habilité, le cas échéant, à recevoir en « héritage » la mère devenue veuve. Le terme ndôme est forgé à partir du mot ndô (qui signifie « adhérence », ce qui devient partie intégrante d´un corps, une cicatrice, par exemple). Selon la conception sawa, les ndôme sont assimilés à des jumeaux ; on se les représente intimement liés, non pas confondus en un seul être hermaphrodite. Les ndôme sont alors associés, dans la tradition orale, au couple primordial responsable de l´avènement de la société. Le mythe d´origine auquel on fait allusion ici existe dans plusieurs versions, aussi bien dans la région côtière que chez les Beti de l´intérieur des terres ; l´argument invariable est le suivant :

La fille se sépare du garçon dans le but de pallier la pauvreté qui les menace. S´aventurant dans la forêt (hors du village, eyidï), elle rencontre un fantôme gigantesque (ekelekete « fantôme, squelette, monstre ») qui la mange. Le sein de ce dernier était déjà peuplé d´autres gens. La fille parvient à lui ouvrir le ventre, s´en échappe et libère du même coup les autres prisonniers qu´elle emmène avec elle chez son frère. C´est depuis lors que les Sawa clament à l´occasion de tout projet de mariage : ndôme !

Le double principe de la prohibition de l´inceste et de l´interdiction du mariage ainsi énoncé les frappe désormais : l´un d´eux, c´est-à-dire la fille, doit partir à la rencontre d´un tiers pour assurer une descendance au couple initial.

Certes, ce mythe en dit plus long et mérite des développements plus approfondis ; il nous importe ici d´en tirer l´indication selon laquelle, pour Ego, l´oncle maternel n´est pas un quelconque frère de sa mère, mais celui avec qui celle-ci noue une alliance en vue de la constitution de son « foyer », et le mariage de la femme avec un tiers n´acquiert de sens que par rapport à ce projet.

L´opposition faite entre les maternels et les paternels dans les sociétés dites patrilinéaires ne devient pertinente que dans la mesure où elle recouvre l´opposition des lieux où évolue l´individu. Les paternels (et plus particulièrement les éléments masculins qui en font partie) représentent le domaine du juridique, de la hiérarchie, de la mobilité sociale. Le frère de la mère en est naturellement absent, alors que le père s´y oppose au fils en tant que membre d´une classe d´âge différente : à cet égard, l´examen comparatif des attitudes d´Ego vis-à-vis de son père et vis-à-vis de son oncle maternel ne semble pas très judicieux parce que souvent dépourvu de signification. En effet, les maternels se situent au « lieu d´origine » (comme disent les Sawa), là où l´on est avant d´accéder au statut de membre d´un clan ; l´autorité n´y est pas le facteur déterminant les rapports oncle-neveu — ce que l´observation ethnographique a souvent révélé. Or, en insistant sur l´ambiguïté de la relation avunculaire, l´anthropologie n´a guère mis l´accent sur cet autre type de rivalité opposant oncle et neveu quant à leurs positions et leurs rôles respectifs par rapport à cette femme qui est ndôms pour l´un et mère pour l´autre. Il va de soi que ce n´est ni le niveau générationnel, ni l´intensité du sentiment qui interviennent ici de manière déterminante : la femme ne porte de double statut de sœur et de mère que dans les limites de son muets (fig. 3, espace f). Mais toutes ces indications conduisent, en dernière instance, à procéder à un examen même sommaire du « mariage » comme fait social.

Prendre un homme

Dans son approche du phénomène matrimonial envisagé dans les sociétés non occidentales, l´anthropologie appréhende toujours le mariage comme une sorte de marché : la femme y est a priori considérée comme objet d´échange et donc, d´abord, comme objet approprié, soumise à la domination de l´homme qui la cède en contrepartie d´un produit dénommé avec plus ou moins de pudeur selon les positions idéologiques affichées de l´auteur. Cela s´appelle alors la « dot » (et l´on précisera bien qu´elle n´a rien de commun avec ce qui se pratique en Europe), ou la « compensation matrimoniale » (ce qu´il faut entendre par « dédommagement » du donneur de femme qui se trouve désavantagé par ce fait même) ; mais aussi, on évoquera « le prix de la fiancée », parfois payable « à crédit », etc. Qu´on s´avise de remplacer ces formules par des termes de la langue locale, on s´empresse de revêtir les faits d´un voile mystique : les berna des Dwala renvoient ainsi aux génies de l´eau, et la lobola des Thonga au sacré. Mais ce simulacre de détour ne modifie point le fil du raisonnement. On en arrive ainsi à se demander à quoi tient cette vaine obstination des anthropologues, puisque ni ces formules, ni les objets qu´elles désignent et, à défaut, ni les implications qu´elles suggèrent ne se révèlent à même de produire des solutions satisfaisantes aux problèmes qu´ils se posent.

Une analyse même schématique du mariage chez les Sawa, les Beti et les Fang conduit à envisager l´alliance comme un phénomène global, se manifestant à deux niveaux principaux et en six phases successives (cf. fig. 2). Au premier niveau, dit préparatoire, se développent les quatre premières phases marquées essentiellement par l´engagement mutuel des deux parties et la détermination des sujets (M) et (R) comme partenaires des jeunes femmes introduites ou à introduire dans les lignages (X) et (Y). Le second niveau, comportant les phases 5 et 6, représente les enjeux respectifs de chaque groupe : il est le lieu d´exécution du contrat d´alliance.

Avant d´expliciter davantage ces différents actes, il nous faut observer que, la plupart du temps, les anthropologues ne s´arrêtent qu´au niveau dit préparatoire, pour n´en retenir que les phases 1 et 3, c´est-à-dire le paiement du droit à la paternité (interprété comme achat de la femme) et la présentation de la jeune fille ; tous les autres actes font partie des connaissances générales que l´on a de la société et ne sont pris en considération qu´accessoirement.

Par ailleurs, il nous faut rappeler (afin de mieux suivre le cheminement qui aboutit à l´alliance) le principe selon lequel, dans les sociétés qui nous occupent, tout individu est d´abord membre de son clan avant d´être l´enfant de ses géniteurs ; c´est bien pourquoi le paiement du droit à la paternité est une charge collective en vue d´un privilège également partagé, consistant à attribuer statut et rôle de père à tous les hommes appartenant au moins à la classe d´âge du géniteur. Le bénéfice particulier de ce dernier n´est pas la position qu´il occuperait à la tête d´un foyer conjugal mais, plutôt, sa promotion au sein de la communauté masculine, la seule concernée par la stratification en classes d´âge. Par ailleurs, la présentation de la fille (fig. 2, phase 3), c´est-à-dire l´acte de la donner

Production un objet per mettant acquérir la pater nité des enfants venir Phase Présentation de la fille future génitrice des enfants N) Niveau préparatoire Niveau exécution Rattachement du droit des enfants au lignage X) Phase tablissement de au sein du lignage où elle consti tue le muèbe f) FIGURE
(mais les Sawa disent, à dessein, lôma « envoyer » —- au sens où l´on envoie en mission), relève des responsabilités qui incombent au groupe clanique vis-à-vis de ses filles; il l´installe sur la scène où se joue l´alliance tout comme il introduit le jeune garçon dans les voies qui conduisent à ce que D. Paulme appelle « l´initiation tribale » : chacun, dans l´univers qui lui est propre, tentera d´atteindre les limites extrêmes de l´itinéraire social ouvert à l´homme et à la femme.

Reprenons maintenant les faits relatifs au mariage (fig. 2). A la production de l´objet qui permet de prétendre à la paternité des enfants (N) (phase 1), il se déclenche au sein du lignage (Y) tout un processus de sélection conduisant à déterminer le sujet (R) bénéficiaire de cette mise (phase 2). De même, la présentation de la fille (F) à ses futurs alliés (X) (phase 3) suscite, chez ces derniers, l´aménagement d´un nouvel équilibre par suite du changement de statut de l´homme (M) devenu partenaire de (F) (phase 4). Le véritable enjeu pour chacune des parties (X) et (Y), l´objet véritable de leur alliance, se situe au niveau dit d´exécution, où les enfants (N) issus de la femme (F) sont juridiquement rattachés au lignage (X) (phase 5), tandis que le même lignage cède à leur mère l´espace (f) qui sera le support matériel de son muèbe. Le muèbe est une des caractéristiques essentielles des unités domestiques polygynes chez les Sawa ; à cet égard, il est comparable au mvok des Beti : c´est l´unité que constituent une femme, ses co-épouses, leurs descendants jusqu´à extinction de la lignée. Le développement démographique du muèbe et son extension dans le temps en font un lignage auquel tout individu doit se référer à la fois pour se situer et pour affirmer son appartenance au clan.

Dans une société pratiquant la polygynie telle que celles qui nous occupent, on s´aperçoit que l´instance juridique (m) régie par l´homme (M) — le mbôa — va se scinder en autant de mièbe (pi. de muèbe) qu´elle en comporte, et l´unité que cet homme est censé incarner s´effrite et disparaît au fur et à mesure de la mise en place et du développement de ces foyers (fig. 3).

En effet, cette instance (m) est de nature foncièrement éphémère et n´a qu´une valeur symbolique ici puisque — nous l´avons déjà noté — le statut de l´homme qui l´incarne n´a de pertinence que là où, désormais, il prend place comme membre investi d´un certain pouvoir politique et joue un rôle économique important ; ces attributs font de lui un rival « naturel » de son père qu´il refoulera inéluctablement au rang d´ancien en vertu du principe gérontocratique qui préside aux rapports entre éléments mâles appartenant au même clan, et grâce à l´intervention de l´oncle maternel qui, en raison d´un autre principe que nous décrirons plus loin, cède une femme à son neveu afin de précipiter ou de réaffirmer son accession au statut d´homme.

Dans cette perspective, on observe que le domaine propre de la communauté masculine est essentiellement marqué par la discontinuité et l´instabilité, dans la mesure même où ce qui le caractérise — le pouvoir — est en perpétuel état de restructuration ou de reconstruction. Cela contraste très nettement avec l´univers féminin, qui s´identifie au muèbe (f) qui procède par accumulation de générations successives et tend plutôt à survivre en tant que tel aux turbulences de l´histoire. Ainsi, pour un individu (N), la référence à (M) et (m) n´est jamais suffisante ; il lui est nécessaire de se référer également à (F) et (f). En d´autres termes, dans les limites géographiques d´un clan dont le fondateur est généralement un homme (produit de l´histoire ou du mythe, dans tous les cas détermination d´une instance politico-administrative), les seuls cadres de référence réellement opératoires sont les unités de type (f) ; c´est ce phénomène qu´illustre le schéma (fig. 4) donnant l´organisation d´un clan dwala (ville de Douala, 3e arrondissement) : des bouleversements susceptibles d´intervenir au niveau IV par suite d´une guerre, par exemple, n´atteignent pas les formations constituant le niveau III.

Le muèbe représente ainsi un enjeu capital déterminant les stratégies mises en œuvre à l´occasion d´une alliance. Nous reviendrons sur ce point. Dans l´immédiat, notons qu´il constitue le lieu où se manifeste le mieux la relation de ndôms (fig. 3). Cette relation implique comme obligation que les biens versés par le lignage (X) pour acquérir la paternité des enfants (N) et (P) soient utilisés pour permettre à son tour à (R), ndôme de (F), de recevoir comme partenaire la femme (K). Dans ces conditions, la sœur (F) est dite mulenu de son frère (terme forgé à partir du verbe lenà « procurer, prêter, déposer en escomptant le retour de l´objet ») ; et la jeune femme (K) est dite, littéralement, « femme [épouse] de la prêteuse » (mut´â mulenu — la mukonwana des Thonga) ; elle ne bénéficie, en fait, d´aucune attitude de respect particulière : si l´on considère comme privilège qu´elle n´ait pas à séjourner d´abord dans le foyer de sa belle-mère avant de s´émanciper éventuellement (entendons par là qu´elle soit habilitée à préparer elle-même les repas de son partenaire dans sa propre cuisine), il faut savoir qu´en même temps, il ne lui sera jamais donné de fonder un muèbe (cf. fig. 4, niv. II). Par-delà les apparences, la femme (K) est considérée comme « épouse » de (F), sa belle-sœur dont le frère (R) se borne ici à ne jouer qu´un rôle de partenaire sexuel auprès de la jeune femme et de maillon qui rattachera les enfants de cette dernière au clan commun des deux ndôms (F) et (R). Cette conception exprime assez nettement ce que les Sawa appellent dibâa et qu´à défaut de terme plus adapté on traduit généralement par « mariage » ou « alliance matrimoniale ». En dépit de quelques nuances plus ou moins perceptibles au niveau de la terminologie, on ne saurait isoler cette pratique dans des îlots repérables au sein du monde bantu : si les Thonga ou les Sawa procèdent par un détour au moyen de formules quelque peu énigmatiques, les Beti sont plus explicites à cet égard : les deux belles-sœurs s´appellent mutuellement « mari » (nnotn) et « épouse » (ngal).

Cette pratique suggère diverses interprétations ; l´une de ses implications sur le plan de l´analyse anthropologique de l´alliance matrimoniale conduit ainsi à considérer la femme comme objet de manipulations, du père ou du frère. Prenant en charge les dispositifs et les stratégies que la société lui propose, elle se réalise en tant que femme (mûto) ; c´est elle qui procure une partenaire à son frère, c´est-à-dire à un élément mâle de son lignage, dans le but de pourvoir celui-ci en nouveaux membres. Mais ce n´est là qu´un des aspects de l´alliance unissant les ndôme. A son tour, en effet, le frère va aider sa sœur à asseoir son foyer (le muèbe) ; et c´est dans le cadre de cette solidarité que se tissent des liens privilégiés entre oncle maternel et neveu.

Comme une mère et son fils

Le muèbe est à considérer comme une unité en soi, soumise à un processus de développement démographique, d´indépendance économique et d´autonomie politique dont la fondatrice (F) est l´élément moteur. Outre le fait qu´elle y introduit d´autres femmes (Fn) — nouvelles épouses de (M) placées sous son autorité et dont elle récupérera les enfants en tant que « mère » —, c´est en raison même de son alliance avec son frère que ce dernier cédera à son neveu la femme dite « épouse libre », mût´â mold (femme [reçue] de l´oncle maternel). Les Sawa expliquent ce geste en invoquant l´obligation de servir ainsi le muldlô (fils de la ndôme) ; mais nous pouvons y voir, naïvement peut-être, la simple restitution à la sœur de la femme jadis « déposée » par elle chez le frère (fig. 3).

La fille (G) ainsi restituée à (F) n´est jamais, à proprement parler, l´enfant de l´oncle maternel, une ngon (« fille » par opposition à « femme ») ou, en d´autres termes, une sœur de celle qui, de fait, devient la belle-sœur ; il s´agit toujours d´une fille qui, de par ses origines, son appartenance lignagère, aurait pu être une épouse de l´oncle ; elle se situe en général dans une lignée patrilatérale ou matrilatérale suffisamment lointaine. Parfois, aussi, il s´agit de la plus jeune épouse de l´oncle (ce qui permet une traduction plus littérale de la formule tnût´â molâ « épouse du frère de la mère »). Or, cette formule est en contradiction avec la règle qui veut qu´une fille ngon ne soit désignée femme (mûto) que chez ses alliés et uniquement par eux ; aussi, l´oncle maternel, premier acquéreur et premier mari, passera désormais pour un « père », en cédant la femme (G) à son neveu (P) (fig. 3), et c´est ce qui conduit les Sawa à parler alors de mûn´â molâ (« enfant du frère de la mère »). Il importe peu, ici, de chercher à savoir dans quelle mesure il convient de dire que tel homme peut épouser la fille du frère de sa femme, ou d´évoquer le mariage avec la cousine croisée matrilatérale : de toute manière, cette donnée du problème ne change guère quel que soit le lien de parenté véritable. Cela étant, la mise en rapport du mariage de cette fille avec un homme dont le fils acquiert par ailleurs la mère devenue veuve débouche, nous semble-t-il, sur un faux problème, lequel relève principalement de notre incompréhension des pratiques matrimoniales dans le monde bantu. En effet, si l´on envisage le mariage dans l´acception occidentale du phénomène, on est conduit à observer qu´il ne s´agit nullement de deux unions distinctes mais d´un double mariage du fils, d´une part avec la veuve de son oncle maternel qu´il est seul habilité à recevoir à titre tout à fait exceptionnel en tant qu´homme appartenant à un lignage autre que celui du défunt et, d´autre part, malgré les apparences, avec sa cousine. Or, ces deux mariages se réalisent selon des procédures différentes, en fonction du statut civil réel ou fictif des femmes concernées : la veuve de l´oncle ainsi récupérée intègre d´emblée le muèbe de sa belle-sœur, parfois, même, avec certains de ses enfants ; sur un certain plan, on pourrait encore dire qu´elle rejoint son véritable « époux » en la personne de cette belle-sœur. Dans les faits et à l´occasion du rituel conçu à cet effet, elle est confiée au neveu de son mari, l´actuel gestionnaire de ce muèbe. En revanche, le mariage avec la cousine appelée à fonder son propre foyer est soumis à la procédure courante (cf. fig. 2) : afin de rejoindre son cousin comme épouse, elle passe nécessairement par le père de ce dernier qui est, en l´occurrence, le représentant du lignage auquel est confiée la fille. Dans ces conditions, aucun de ces deux mariages n´explique ou ne justifie l´autre ; tout au plus pourrait-on voir dans le mariage du neveu avec la veuve de l´oncle une des incidences sociologi-quement significatives de la relation de germains.

Reconsidérons le foyer (f) pour y examiner les rapports nouveaux qui s´établissent entre la femme (F) et son fils (P). Ces rapports reproduisent nettement ceux qui caractérisent des conjoints. En effet, et d´abord au niveau du langage, la mère et le fils se situent sur le même plan : l´un (le fils) est le sângô â muèbe (« le père, le maître du muèbe »), et l´autre (la mère), nyângô â muèbe (« la mère, la maîtresse du muèbe »). Ainsi considérés comme mari et femme dans le cadre du muèbe, l´épouse (G) du fils ne peut être qu´une « co-épouse » de celle qui, par ailleurs, est sa belle-mère ; elle est une mukoa au même titre que les autres co-épouses (Fn) (cf. fig. 3) ; il n´existe pas d´autre terme pour désigner la bru, et mukoa est dérivé du verbe koa qui signifie « prendre, acquérir de droit, en vertu d´une règle ». Envisageant les entités (m) et (f), le mbôa et le muèbe, on s´aperçoit que la femme (F) se situe en quelque sorte dans leur zone d´interférence et est flanquée chaque fois d´un partenaire : (M) au niveau de (m), et (P) dans le cadre de (f). La rivalité opposant le père et le fils est ici inscrite dans les faits par l´incompatibilité des instances auxquelles ils s´identifient ; en effet, comme nous l´avons déjà noté, l´émergence et le développement des unités de type (f) conduit nécessairement à la mort du mbôa actuel dont le fils assurera le renouvellement en s´appropriant d´ailleurs certaines des veuves du père non détentrices d´un muèbe, mais appelées à s´intégrer dans celui de la mère. Le muèbe apparaît comme le lieu où le fils fait l´apprentissage de l´exercice du pouvoir ; il y est sângô avant de devenir le maître d´un mbôa par l´acquisition de plusieurs partenaires féminines qui lui parviennent par différentes voies ; mais, ce faisant, il participe, autant que son propre père dont le destin politique le guette, et autant que son oncle maternel, à la mise en œuvre du processus dont l´aboutissement confère à sa mère le statut de fondatrice de lignage. A travers le déroulement de ce processus, on s´aperçoit que les déplacements de femmes entraînant la modification de leur condition s´opèrent toujours en fonction d´une autre femme ; à cet égard, compte tenu des incidences sociologiques de la relation de ndôme d´une part et, de l´autre, des rapports singuliers qui s´établissent entre belles-sœurs, on peut inférer que la « maison » du frère n´est rien d´autre que le prolongement naturel du muèbe de la sœur, ce qui explique, en partie, les privilèges dont jouit le fils de celle-ci auprès de son oncle.

L´ensemble des indications qui précèdent incite, avant tout, à reconsidérer le phénomène de l´alliance matrimoniale dans le monde bantu. Nous apprenons — en particulier des peuples de la côte du Cameroun — que la circulation des femmes, dans le cadre de la civilisation traditionnelle, obéit à d´autres principes qu´à celui de l´échange. La femme n´y apparaît pas comme objet que l´on cède en contrepartie d´un pouvoir que l´homme s´attribue. On ne la « donne » pas en mariage ; on l´y « envoie », à l´instar du garçon qu´on livre aux maîtres initiateurs : l´un et l´autre, on le sait, restent détenteurs de la totalité des privilèges et des charges que leur confère leur appartenance au lignage. Parce qu´elle n´est pas donnée, mais plutôt livrée à la vie afin qu´elle devienne femme, puis mère et, si possible, ancêtre, elle mettra tout en œuvre pour réaliser ce projet. Et, pour y parvenir, la femme, placée au centre des éléments constitutifs de l´atome de parenté, va utiliser les aptitudes des trois hommes qui la cernent : elle s´emploie ainsi à distribuer d´autres femmes, tour à tour à un premier allié qui est son frère, à un second pris à l´extérieur de son groupe de parenté, à un troisième qui est son propre fils. L´alliance avec le frère et avec le fils n´est pas de moindre importance que celle contractée avec le mari : de son point de vue, et du point de vue de l´observateur, ces trois hommes concourent, en raison d´une même nécessité, à la réalisation de sa personnalité sociale de femme.

Du fait de cette triple alliance, la femme embrasse les trois espaces sociaux dont la répétition à l´infini constitue ce que nous appellerons le tissu social : en s´alliant avec son frère, elle se situe dans son propre lignage d´origine autrement que pour y être née ; en même temps, elle s´établit au sein d´un autre lignage grâce à son mari ; enfin, avec son fils, elle crée cette zone d´interférence des deux lignages qu´est le muèbe et par où passe la filiation par les femmes, parallèlement à la filiation en ligne paternelle unissant, par exemple, le petit-fils au grand-père et articulant le muèbe de sa mère à celui de la mère de son père. C´est cette structure complexe qui a induit Junod en erreur ; bien d´autres après lui s´y trompent encore, en voulant à tout prix caractériser ces sociétés par un système de filiation unilinéaire, ce qui conduit malheureusement à ne retenir du concept de filiation que son aspect strictement juridique.

En effet, les sociétés envisagées dans le cadre de cette brève étude restent à définir du point de vue de leur régime : le principe de la double filiation est nettement attesté, mais l´on ne saurait parler ici de bifilia-tion dans le sens courant du terme, puisque cet usage renvoie, la plupart du temps, à la répartition de certains droits ; or, chez les peuples du centre et du sud du Cameroun, la transmission des biens et des charges ne se pratique qu´en ligne paternelle. Par ailleurs, à ne considérer (comme nous le faisons habituellement) qu´une seule des trois alliances dont nous venons de montrer l´interdépendance, on aboutit tout naturellement à un régime polygynique ; or, l´examen global et détaillé des faits relatifs à l´alliance montre que, par-delà cette polygynie, il y aurait lieu de parler d´une pseudo-polyandrie fonctionnelle sous-jacente.

Enfin, il est à noter que, des quarante termes constitutifs du vocabulaire de la parenté et de l´alliance, sept seulement présentent une certaine spécificité chez les Sawa ; les autres termes se bornent à définir des rapports inter-individuels tels que aîné/cadet, supérieur /inférieur, dominant/subordonné, etc. Et ce n´est point par hasard que les sept termes originaux et spécifiques sont, précisément, ceux désignant les personnages dont nous venons d´examiner brièvement les interrelations. Il s´agit de ndôme (germains de sexe opposé), de mold (le frère « allié » de la mère et, par extension, tous les hommes du lignage maternel), et de muldlô (le fils héritier de la sœur « alliée » et, par extension, tous les enfants mâles de la sœur). Les termes d´alliance pertinents sont au nombre de quatre, à savoir : mûnjâ (l´alliée, l´épouse), moyô (le mari de la sœur, le frère de l´épouse), mban (co-épouse rivale, de même rang), enfin mukoa (la bru, la co-épouse de rang inférieur du fait de son intégration dans le muebe d´une autre femme). On notera que la désignation du mari ne fait pas appel à un terme spécifique : un mari n´est rien d´autre qu´un homme (munie).
Certes, les implications méthodologiques et théoriques de cette triple alliance à laquelle recourt la femme sont plus nombreuses : il n´était pas question de les envisager toutes, dans le cadre de cet article. Par ailleurs, nous convenons à l´avance que les aspects évoqués ici appellent davantage de développements. Qu´il nous soit permis de remercier, d´ores et déjà, Maria Noa (Bonaberi, Douala), Muto Ebelle (Deido, Douala), Dimod Anna (Abe, Mouanko) — trois femmes parmi d´autres qui nous ont inspiré ce récit que nous dédions à Denise Paulme.

Malimba, décembre 1978.

 

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