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24.08.2006
BAKASSI, GUERRE OU PAIX ?
La deuxième guerre mondiale est la conséquence du traité de Versailles, le fait est bien connu des historiens. Un mauvais traité peut être fauteur de guerre. De façon beaucoup plus précise, le traité de Munich signé en 1938 a été sans conteste annonciateur de la guerre de 1939-1945. Les grandes puissances mondiales d’alors avaient accepté de le signer avec Adolf Hitler et Mussolini. De Lord Neville Chamberlain (Premier ministre de Grande Bretagne) à Edouard Daladier (président du Conseil français), chacun s’en félicitait et les peuples étaient dans la liesse, “ par ce traité, on avait conjuré la guerre ”. Il n’y avait hélas que le perspicace Winston Churchill pour rappeler que les puissances européennes, face à l’Allemagne ont sacrifié leur honneur et le droit pour éviter la guerre, mais pour sûr, “ elles auront quand même la guerre. ” N’est-ce pas le cas de l’accord signé le 12 Juin à Manhasset, dans l’Etat de New-York, aux USA, entre Paul Biya, président du Cameroun et Olusegun Obasanjo, président de la République fédérale du Nigeria ?
Les accords de paix, pour remplir leur rôle de paix, doivent être légitimes, justes et équitables. Est-ce bien le cas de l’accord de Greentree sur la péninsule de Bakassi ?
Une violation grossière du droit international par le Nigeria. Les richesses du Cameroun variées et réparties sur un vaste territoire ont toujours attiré une forte population nigériane sur notre sol. Qu’il s’agisse de zones riveraines du lac Tchad, de villages frontaliers, d’îlots et de pêcheries à Manoka ou dans le Nkam, de la zone de Kribi ou de Bakassi. Cette immigration économique a été précédée par une immigration politique et sécuritaire consécutive aux troubles que nos voisins ont connus à différentes époques de leur histoire. La guerre de sécession a été l’occasion pour nos cousins du Biafra de rechercher la sécurité sur notre territoire à travers un exode massif des populations civiles. La troisième raison qui explique la présence d’une abondante population nigériane sur le sol camerounais, bien plus ancienne que les deux autres, tient de l’Histoire. Après la défaite allemande en 1916, la partie occidentale du Cameroun a été annexée à l’empire de sa majesté Britannique qui l’a administrée depuis Lagos, au Nigeria. En 1961, à l’indépendance de ce territoire, l’Onu organisa un référendum qui eut pour conséquence le rattachement de la partie sud du Cameroun sous tutelle britannique (Southern Cameroons) à la République du Cameroun et celui de la partie nord (Northern Cameroons) à la République fédérale du Nigeria. Une histoire commune, une langue officielle et une culture administrative, politique, juridique et économique partagées se sont traduites par une forte colonie nigériane au Cameroun, de même qu’une forte colonie camerounaise au Nigeria. L’importante présence des Nigérians chez nous ne date donc pas d’aujourd’hui. D’autre part, le partage de la langue populaire “ pidjin english ” a considérablement servi la cause de l’intégration des populations camerounaises et nigérianes à le périphérie de notre frontière Ouest. La faiblesse de l’administration territoriale camerounaise (du côté de Mamfé, il y a des villages camerounais auxquels on ne peut accéder qu’en passant par le Nigeria car aucune route directe ne les relie aux œcoumènes de notre pays) a poussé les immigrants à importer leurs modes d’organisation sociale. Dans les localités sous-peuplées, sous-équipées et sous-administrées, les immigrants se sont enhardis au point de considérer des portions de territoire camerounais comme des colonies, il n’y a pas d’autre terme pour ce type d’occupation. Dans le cas de Bakassi, par exemple, c’est le refus de se conformer aux injonctions des représentants de l’autorité publique camerounaise qui a poussé les immigrants à faire appel aux forces armées de leur pays, sous le prétexte de les protéger. Comme dans tous les processus de colonisation par “ comptoirs ”, les colons viennent en premier suivis par les soldats. A Bakassi, l’immigration économique s’est transformée en occupation militaire, puis en administration coloniale, et enfin en colonie de peuplement. L’étape suivante devait être l’annexion pure et simple de ce territoire à la République du Nigeria tout comme l’Alsace-Lorraine a été annexée par le Reich allemand pendant la deuxième guerre mondiale. Si le processus d’annexion par la force est similaire, la nature des deux annexions est fort différente. Les habitants du Nord-Est de la France ont toujours été les mêmes depuis la Lotharingie et le Saint Empire Romain Germanique, tandis que les Nigérians habitant Bakassi ne sont pas des autochtones mais des immigrants récents qui ont conservé des attaches très fortes avec leur pays d’origine dont ils entendent, en toutes circonstances, conserver la nationalité, leur but étant de rattacher Bakassi à Abuja.
Le désir des populations étrangères habitant à Bakassi a rencontré la volonté du gouvernement nigérian d’annexer ce territoire afin d’exploiter les richesses qu’il recèle, à savoir des eaux très poissonneuses et un sous-sol et un espace marin riches en pétrole. Les troupes nigérianes ont donc foulé le sol camerounais et fait feu sur nos soldats. Les forces armées camerounaises ont riposté et une ligne de front s’est stabilisée sur la Péninsule. Tout ce qui précède montre comment le Nigeria a violé le droit international en entrant par effraction sur le territoire camerounais, en attaquant les forces armées camerounaises sur leur territoire, en s’établissant sans droit ni titre afin de procéder à une annexion de fait d’une partie de notre territoire camerounais, en exploitant sans accord ni contrepartie les richesses nationales du Cameroun. A la Cour internationale de justice de La Haye, le Nigeria a essayé de transformer la voie de fait en droit de souveraineté. Le Cameroun a, d’une part, fait valoir les accords de défense qu’il a signés en décembre 1959 avec la France, et, d’autre part, il a saisi la Cour internationale de justice de la Haye, organisme spécialisé de l’Onu. Les accords de défense n’ont pas donné lieu à une mobilisation militaire française forte aux côtés des troupes camerounaises. La Cij par contre a rendu son verdict le 10 octobre 2002.
La souveraineté du Cameroun sur Bakassi. La souveraineté du Cameroun sur la presqu’île de Bakassi ne fait aucun doute. Le 21 avril 1885, à peine trois mois après le Congrès de Berlin, l’Empire britannique et l’Empire allemand signent un traité qui délimite les possessions anglaises du Nigeria et le protectorat allemand du Kamerun. Cette frontière va “ de l’embouchure d’Akpa Yafé, aux rapides du Vieux Calabar. ” Elle n’avait jamais été remise en cause depuis lors. Elle marquait la limite entre les possessions anglaises (Delta du Niger) et les possessions allemandes (Kamerun) internationalement reconnues par notification en vertu du traité de Berlin de 1884-85. Cette frontière a été confirmée par le traité de Versailles de 1919 qui a dépouillé l’empire allemand de ses colonies. La Sdn (Société des nations) a confié, par mandat, l’administration du Southern et du Northern Cameroons à la Grande Bretagne. L’indépendance des pays africains s’est faite sur la base de l’intangibilité des frontières coloniales, principe qui a été repris par l’Oua (Organisation de l’unité africaine). Toutes ces opérations étaient accompagnées de cartes géographiques qui indiquaient clairement les frontières entre le Cameroun et le Nigeria. En toute souveraineté, Bakassi est camerounaise depuis 1885. Malgré toutes ces évidences historiques, le Nigeria fit valoir des prétentions sur Bakassi. Ces prétentions ne se fondaient sur rien d’autre qu’une occupation de fait par des Nigérians et une agression caractérisée de l’armée nigériane. Il a cru pouvoir s’accaparer d’une partie du territoire camerounais à la faveur d’un laxisme coupable de notre gouvernement et de l’impéritie de notre administration.
De fait, Bakassi était abandonnée : cette péninsule a été oubliée par le développement qu’a connu le pays depuis l’indépendance et la réunification. Complètement enclavée, elle n’était que très difficilement joignable par terre et par mer. Y accéder relève encore aujourd’hui du parcours du combattant. Dès lors, sous-peuplée, sous-équipée, sous-administrée et abandonnée, il était facile pour les colons nigérians de considérer notre péninsule comme un “ no man’s land ”, une terre n’appartenant à personne, offerte au premier occupant. Le gouvernement d’Abuja a eu tort de croire qu’il existe encore des terres vierges, qu’il suffit d’occuper pour en prendre possession. La Cour internationale de justice lui a rappelé, par un arrêt sans appel, la souveraineté du Cameroun sur la péninsule de Bakassi. Dès ce moment-là, le débat était clos, il revenait simplement au Cameroun de faire valoir son bon droit. L’a-t-il fait ? Là est toute la question. C’est sous cet angle qu’il convient d’examiner l’accord de Greentree.
La gestion d’une décision de justice internationale. Les premiers colons nigérians qui ont occupé Bakassi étaient certainement de bonne foi comme ceux qui peuplent les îles de Manoka, les pêcheries du Nkam ou le quartier dit “ Camp Yabassi ” à Douala. Lorsque les forces armées nigérianes sont intervenues sur notre territoire sans sommation et sans saisine préalable d’aucune sorte de notre gouvernement, le Nigeria était de mauvaise foi ; il recherchait un “ casus belli ”. Lorsque ces forces s’établirent en garnison et que l’administration d’Abuja prit possession de Bakassi, le Nigeria était de mauvaise foi. Lorsque non seulement les colons de la presqu’île convoitée, la société civile nigériane conduite par des personnalités de tout premier plan telles que Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, et le parlement d’Abuja prirent publiquement position pour l’annexion de Bakassi, le Nigeria était de mauvaise foi. Lorsque le ministre des Affaires étrangères nigérian tenait à Yaoundé des propos conciliants aussitôt contredits par des déclarations annexionnistes et unilatérales tenus par le même ministre à Abuja, le Nigeria était de mauvaise foi. Il ressort de ces développements que bien avant le procès de La Haye, la mauvaise foi du Nigeria était déjà solidement établie pour tous ceux qui suivaient tant soit peu le différend frontalier que ce pays avait avec le Cameroun. Lorsque la décision de la Cij a été rendue en faveur du Cameroun, à nouveau la mauvaise foi de notre grand voisin s’est signalée par des déclarations contradictoires d’officiers généraux de l’armée nigériane, de parlementaires et de colons exploitant Bakassi, même si, à son corps défendant, le président Olusegun Obasanjo s’engageait timidement à respecter l’arrêt de la Cour internationale. Malgré tout ce qu’il savait de l’état d’esprit et de la moralité des autorités d’Abuja sur l’affaire Bakassi, le gouvernement camerounais s’engagea dans un tourbillon diplomatique qui s’éternise depuis 2002. Pas moins de quatre sommets ont réuni Paul Biya et Olusegun Obasanjo assistés de Kofi Annan sans que le dossier ait fait le moindre progrès. Jusqu’au 12 Juin 2006, les Nigérians étaient toujours à Bakassi, avec la ferme intention d’y rester. Le pétrole camerounais est exploré, voire exploité par nos voisins. Depuis l’arrêt de la Cij, le Cameroun n’a jamais eu de conversations bilatérales avec son protagoniste, comme s’il appréhendait de ne pas pouvoir lui faire entendre raison. Toute juridiction effective dispose d’un corps de répression chargé d’obtenir que les sentences de la Cour soient exécutées. En ce qui concerne la Cij, cet organe chargé de contraindre en cas de difficultés, c’est le Conseil de sécurité de l’Onu. Après les tergiversations du Nigeria, le Cameroun devait immédiatement saisir le Conseil de sécurité, mobiliser son opinion intérieure et mettre à contribution ses amis. Une telle démarche aurait automatiquement mis le président Olusegun Obasanjo sous forte pression car personne n’avait plus la capacité de remettre en cause la décision de la Cij. Mais, bizarrement, l’affaire est apparue comme “couverte par le secret défense”, pilotée par le seul président de la République, et celui-ci avait choisi de s’appuyer sur le secrétaire général de l’Onu. L’opération semblait pilotée par le secrétaire général de l’Onu, à l’instar d’une négociation dont le but était d’obtenir des concessions de part et d’autre. Une approche comme celle-là, est déjà biaisée dès le départ, car elle conforte le perdant, lui donne des marges de manœuvre, et lui laisse croire qu’il a des droits nés de ses voies de fait ou fondés sur sa force ou fondées sur la peur que les adversaires ont de la guerre. C’est sur cette ambiguïté que le Nigeria a bâti sa stratégie, toute faite de dilatoire et d’arrogance. Il prenait difficilement des engagements, et le peu qu’il prenait, il ne l’honorait pas, il arrêtait de participer aux réunions des commissions mixtes sans motif tandis que ses ressortissants et certaines de ses autorités affirmaient haut et fort que jamais Bakassi ne quittera la mère patrie nigériane. De temps en temps, l’armée nigériane en campagne à Bakassi tirait avec arrogance quelques salves de canon pour nous rappeler qu’elle est bien là et n’a aucunement l’intention d’en partir. Y avait-il mort d’homme ? Aucune importance, notre gouvernement laissait échapper avec émoi qu’il allait saisir le Conseil de sécurité de l’Onu, ce qu’il ne fit jamais. Lorsque les médias nationaux pressèrent le gouvernement pour connaître les actions qu’il comptait engager après la mort d’un de nos vaillants soldats sous le feu nigérian à Bakassi, il laissa entendre qu’il saisira l’Onu. En fait, jamais le Conseil de sécurité de l’Onu ne fut saisi. Le cinquième de ces sommets des chefs d’Etat nigérian et camerounais a eu lieu dans l’Etat de New-York et a produit ce que l’on appelle désormais “ l’accord de Greentree ”.
Les insuffisances et les incohérences de l’accord de Greentree . Le gouvernement s’en est enorgueilli, le secrétaire général de l’Onu, dans un communiqué, a chaleureusement félicité le Cameroun et le Nigeria comme ouvrant une voie originale et porteuse sur le règlement pacifique des conflits, le ministère français des Affaires étrangères y est allé aussi de son communiqué, tandis que le Rdpc (parti au pouvoir) réservait au Président Biya et à sa délégation un accueil triomphal à leur retour au pays. Crtv (la télévision nationale), Cameroon Tribune (le quotidien gouvernemental) ne tarissaient pas d’éloges qui se mélangeaient avec ceux des partis de la majorité présidentielle. Pour tous, le conflit frontalier de Bakassi était enfin terminé, dans trois mois au plus tard, les Nigérians seront partis et le Cameroun recouvrera la pleine souveraineté sur la presqu’île. Qu’en est-il au fond, y a-t-il lieu de se réjouir ? La réunion de Greentree a été convoquée par Kofi Annan, le secrétaire général de l’Onu. Les représentants des Etats-Unis d’Amérique, de la Grande Bretagne, de la France et de l’Allemagne ont été invités à y prendre part. Les présidents Paul Biya et Olusegun Obasanjo, à huis clos, établirent les termes d’un accord qui fut paraphé ensuite par les représentants des grandes puissances présentes. Il faut bien noter que ces puissances ne sont pas parties à l’accord, comme une confusion insidieusement entretenue a voulu le faire croire. Elles sont témoins de l’accord. Un peu comme un témoin de mariage ne saurait être tenu pour responsable du sort heureux ou malheureux de l’union des époux. Cet accord dont tous se sont réjouis est censé amener le Nigeria à se conformer à l’arrêt de la Cij. Il ne devait donc en substance remettre en cause la moindre petite parcelle des énoncés de la Cour, faute de quoi, le Nigeria pourrait s’en saisir et arguer que l’accord des parties l’emporte sur les décisions de justice. En effet, si le Cameroun décide de faire don de la Péninsule de Bakassi au Nigeria, ce n’est pas l’arrêt de la Cour qui pourrait s’y opposer, car l’arrêt de la Cour ne saurait faire obstacle à un accord bilatéral librement consenti. Il fallait donc faire très attention à ce que l’on signe et préciser qu’il ne s’agissait que d’une modalité d’application de l’arrêt, ce qui entraîne qu’en cas de désaccord entre les parties, c’est l’arrêt qui prime dans toutes ses clauses. N’ayant pas pu lire le texte intégral malgré le nombre élevé de médias camerounais que nous avons consultés, nous ignorons si cette mention y figure expressément. En deuxième lieu, l’accord devait, dans le meilleur des cas, porter sur les ambiguïtés dans l’interprétation et les difficultés éventuelles de l’exécution des décisions de la Cour. Il se présente plutôt comme une liste de concessions consenties au Nigeria. A qui fera-t-on croire qu’il faut deux ans et trois mois pour évacuer les quelques paillotes et installations de pêche rudimentaires que la télévision nous a montrées à Kombo a Bedimo ? A qui fera-t-on croire qu’une activité juridique, administrative et commerciale intense requiert qu’un statut spécial soit mis en place pour cinq ans à Bakassi avant le départ définitif des Nigérians ? En quoi cela s’oppose-t-il à l’exercice de la souveraineté pleine et entière du Cameroun sur Bakassi ? Pourquoi rien de tel n’a-t-il été envisagé pour les 32 villages rétrocédés par le Nigeria et les deux ou trois villages rétrocédés par le Cameroun en vertu du même arrêt de la Cour internationale ? Les Nigérians qui habitent ces villages n’ont-ils pas droit à la même protection que ceux qui habitent Bakassi ? Quand on se pose ces questions et que l’on se retrouve sans réponse, c’est qu’il y a anguille sous roche. Greentree ne doit pas ajouter des zones d’ombre à l’arrêt de la Cour qui lui-même remet en cause par certains de ses développements, la notion de souveraineté au niveau international. Enfin Greentree ne se présente pas comme une convention de créancier à débiteur, mais comme un traité engageant deux parties égales avec la possibilité pour chacune des parties de se pourvoir en cas de non respect des droits que lui reconnaît l’accord. Or sous quelle forme pourrait se manifester les réparations des droits du Nigeria si ceux-ci venaient à être violés. La décision de la CIJ étant inattaquable, la souveraineté du Cameroun sur Bakassi étant intangible, il ne lui restera plus que la force puisque Greentree a créé pour le Nigeria des droits que ce traité n’a pas la capacité d’étayer. En fait, après l’arrêt irrévocable de la Cij, au lieu de faire valoir ses droits, le Cameroun a laissé l’impression qu’il négociait le départ des Nigérians qui, eux, par contre, donnaient le sentiment qu’ils se fichaient complètement des desiderata de leur voisin. Dès les premières manifestations de mauvaise foi du Nigeria, le Cameroun devait immédiatement saisir le Conseil de sécurité. Celui-ci n’a aucune capacité pour remettre en cause les décisions de la Cij qui sont insusceptibles d’appel. Il devait exiger une résolution qui condamne le Nigeria à s’exécuter. Faute de l’avoir fait, nous avons perdu quatre années en atermoiements pour aboutir in fine, non pas à l’application intégrale de l’accord ni à un protocole de règlement des dommages de guerre et d’annexion d’une partie du territoire camerounais, mais à un accord emberlificoté, flou qui pourrait se transformer si l’on n’y prend garde en bombe à retardement.
Les risques et les dangers d’un mauvais accord, la paix aujourd’hui, la guerre demain. A l’écoute de le toute première salve de communiqués sur Greentree, assortie de commentaires élogieux de la presse nationale qui a annoncé que le Nigeria allait retirer ses troupes de Bakassi dans les trois mois au plus tard et que son administration civile quittera le territoire dans les deux ans à venir, ayant appris dans le même mouvement que le Usa, la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne étaient signataires de l’accord sous les auspices du secrétaire général de l’Onu, nous nous sommes très franchement réjouis, malgré les réticences que suscitaient en nous ce délai de deux ans. Nous avons du reste exprimé ce sentiment de soulagement et de joie dans certains journaux. Mais lorsque nous avons prêté attention à ce qui semblait n’être que des détails, il nous est revenu à l’esprit cet adage allemand, “ le diable se cache dans les détails ”. A la réflexion, il nous est apparu que Greentree est un mauvais, un très mauvais accord. Il nous rappelle l’accord de Munich à l’aube de la deuxième guerre mondiale dont Winston Churchill avait dit en évoquant la capitulation des alliés devant les exigences du führer Adolf Hitler: “ Pour éviter la guerre, vous avez choisi le déshonneur, mais vous aurez les deux, et le déshonneur, et la guerre ”. Faute de place, nous ne nous étendrons pas sur les arrière-pensées politiciennes qui structurent le phasage de l’accord de Greentree. Pourquoi ce traité est-il dangereux ? 1. Les délais de sept ans nécessaires au Cameroun pour recouvrer sa pleine souveraineté sur la presqu’île de Bakassi soit un millier de kilomètres carrés sont beaucoup, beaucoup trop long et ne se justifient pas. Par contre, ils sont lourds de menaces à cause de la mauvaise foi dont le Nigeria a constamment fait preuve. 2. Le maintien de l’administration et de la police nigériane à Bakassi pendant deux ans est inapplicable en droit, donc source de conflit. Un Camerounais vivant à Bakassi durant cette période relève-t-il du droit nigérian ? En cas de procès et de condamnation, sera-t-il déféré devant les cours de Calabar, de Lagos ou d’Abuja ? Sera-t-il détenu en prison dans les mêmes villes ? Les conflits entre Camerounais et Nigérians seront-ils jugés selon le droit Camerounais ou selon le droit nigérian ? 3. Mais le plus grave, le nœud du problème, c’est que le Cameroun s’est engagé à maintenir en vigueur le droit nigérian pendant sept ans, dans le cadre “ d’un statut spécial ” mais surtout à protéger les “ droits coutumiers, économiques et fonciers ” des colons nigérians. Une telle disposition renvoie immédiatement au Zimbabwe, à l’Afrique du Sud, bref à ce que l’on a appelé “ les colonies de peuplement. ” • Voyons d’abord ce qu’il y a lieu de dire sur la protection des droits coutumiers. Leur existence est-elle établie de façon tangible au point que le gouvernement camerounais puisse prendre des dispositions pour les protéger ? Le peuple du Nigeria est un grand peuple africain dont les citoyens se trouvent dans tous les pays du monde (Usa, Grande Bretagne, France, Espagne, Chine, Afrique du Sud, Brésil, Côte d’Ivoire, Cameroun etc.). Où a-t-on jamais vu que le pays d’accueil leur ait garanti la protection des droits coutumiers ? Si ces pratiques coutumières vont à l’encontre du droit camerounais, doit-on les tolérer en vertu des accords de Greentree ? • Sur les droits économiques. Comme tous bons colons, les Nigérians ont développé, tournées vers leur pays d’origine, des activités économiques sur les sites privilégiés. Les criques et les pêcheries sont essentielles pour la pêche artisanale. Les Camerounais décidés à s’établir à Bakassi doivent-ils laisser ces emplacements aux Nigérians ? Que leur restera-t-il à faire dans ces conditions ? Devenir des parias ? Et les autochtones qui y vivaient et ont dû partir sous la pression des envahisseurs, vont-ils perdre leurs biens et leurs installations ? L’arrêt de la Cour internationale lui-même comporte quelques ambiguïtés, notamment sur le régime d’exploitation du pétrole qui est déjà engagé par le Nigeria. Comment allons-nous respecter, voire protéger de l’exploitation des richesses dont nous ignorons les modalités? Sur tout le pétrole que le Nigeria a déjà tiré de notre sol de Bakassi et vendu, quelle part reversera-t-il au légitime propriétaire ? • Il est difficile de comprendre à quoi peut bien correspondre la protection des droits fonciers des occupants nigérians de la péninsule de Bakassi. Traditionnellement, dans le système légué par l’administration coloniale anglaise du Southern Cameroons, la terre appartient à l’Etat qui la met en concession pour une durée plus ou moins longue. Le système allemand était fondé sur le registre cadastral ou “ Grün Buch ”, tandis que dans le système français appliqué au Cameroun Oriental, la terre est une propriété privée matérialisée par la détention d’un titre foncier, même si, en 1974, les Camerounais ont apporté leur touche originale en reversant au domaine public de l’Etat toutes les terres non immatriculées. Le système de titre foncier est en train de s’étendre progressivement à tout le pays. Etant donné son enclavement et la culture de ses populations autochtones, aucun véritable plan cadastral n’a été dressé pour Bakassi et la propriété des terres est restée collective et traditionnelle. Nous sommes dans l’ignorance du régime foncier que le Nigeria a mis en place à Bakassi. Que va faire le Cameroun si les colons se sont appropriés l’essentiel des parties exploitables à un titre ou à un autre des 1000 kilomètres carrés de Bakassi ? Cette situation pourrait être à l’origine de crises graves suscitées par le rapport des populations en présence. Avant l’occupation nigériane, il était difficile de dénombrer plus de 5 000 Camerounais résidant régulièrement dans la partie de la péninsule occupée par les Nigérians. C’est la raison pour laquelle l’exode des populations civiles vers Ekondo Titi et ses environs à la suite de l’agression militaire de notre voisin ne s’est pas traduite par un vaste mouvement de déplacés. Depuis lors, entre 25000 et 250 000 Nigérians en haute saison occupent Bakassi. Si la possibilité leur est laissée non seulement de conserver mais de consolider pendant sept ans de prétendus droits fonciers acquis pendant l’occupation, nous devrons considérer Bakassi comme perdue pour le Cameroun. Sommes-nous prêts à l’admettre ?
Enfin le problème de la paix. Sommes-nous dans une logique d’échange de la paix contre des territoires ? Cela ne relève pas des dispositions de l’arrêt de la Cij. Et pourtant, en le prescrivant, Greentree a dangereusement accru les risques d’affrontements armés entre le Nigeria et le Cameroun, voici comment. Les civils nigérians occupent de fait le territoire camerounais. Ils déclarent constamment qu’il n’est pas question que la souveraineté camerounaise s’établisse à Bakassi. Ils y vivent en grand nombre selon les coutumes et la loi nigériane. Le Cameroun s’est engagé à protéger ces coutumes et les droits acquis. L’afflux des populations camerounaises, la mise place de l’administration et des procédures camerounaises, la mise en cause des intérêts économiques des colons se traduira nécessairement par des frictions, des oppositions, voire des conflits. Il y a fort à parier que les colons se déclareront agressés et en danger. Si par malheur, au cours de ces échauffourées, il y a mort d’homme dans le camp nigérian, des appels enflammés repris à Calabar, à Lagos et à Abuja demanderont aux forces armées fédérales d’intervenir pour sauver et sécuriser les Nigérians que “ la soldatesque barbare ” camerounaise est en train d’assassiner. Comment vont réagir les autorités d’Abuja ? Avec sang-froid, mesure et diplomatie ? Compte tenu des expériences passées et des problèmes internes qui agitent ce grand pays, il est permis d’en douter. Nous risquons plutôt de rentrer dans un second cycle de guerre. Les pays qui sont dans une mouvance d’expansion territoriale agissent toujours avec les mêmes schémas. Que l’on se souvienne de la deuxième guerre mondiale avec les “ Sudètes ” qui ont donné à Hitler, le führer de l’Allemagne Nazie, une bonne occasion pour envahir les pays voisins sous prétexte de protéger les frères allemands puis de les rattacher à la mère patrie. Le Proche Orient, l’Asie nous donnent d’autres exemples.
Que faire maintenant ?
Ce mauvais accord a été signé, il rend la récupération de Bakassi plus dangereuse et grosse de conflits. Nous devons nous en contenter pour honorer la signature du Cameroun. Le fait que les Nations unies et quatre grandes puissances mondiales soient témoins de cet accord pourrait constituer une garantie. Celle-ci ne nous exonère pas de la nécessité de gérer le processus de rétablissement de la souveraineté sur Bakassi avec une vigilance extrême, n’hésitant pas à prendre à témoin les signataires et à intervenir diplomatiquement s’entend aux premiers manquements du Nigeria. Dès maintenant, les travaux de désenclavement de la zone doivent commencer et seront conduits avec une priorité absolue. Le recensement des populations camerounaises qui ont quitté les lieux à l’arrivée des Nigérians doit être mis en place. Une coopération active entre l’administration nigériane de Bakassi et la future administration camerounaise de la même localité doit se développer parce qu’il serait inadmissible que des Camerounais sur le sol camerounais soient gérés par des lois étrangères (délivrance et validité de cartes nationales d’identités camerounaises, écoles camerounaises, circulation monétaire camerounaise, justice camerounaise etc.)
Le problème le plus épineux reste celui de la sécurité. Les forces armées camerounaises ont-elles le droit de s’établir à Bakassi dans les zones libérées par les troupes nigérianes ? En cas de troubles graves et d’atteinte à la sécurité de l’Etat, quelles sont les forces susceptibles d’intervenir ? Selon quelles modalités ? Ces problèmes doivent connaître une réponse rapide, claire et si possible consensuelle. En tout état de cause, l’armée camerounaise doit se préparer à faire face à toute menace sur notre territoire et notre peuple quelle qu’en soit la nature ou l’origine. Le budget 2006 du ministère de la Défense est conséquent. Tout doit être fait pour que les forces stationnées à Bakassi soient prêtes en hommes, en matériels et en supports de toutes natures de telle sorte qu’elles puissent faire face à toute éventualité. Une task force diplomatique logée à la présidence de la République et comprenant des représentants du Premier ministère, du ministère des Relations extérieures, du ministère de la Défense, du ministère de l’Administration du Territoire et de la Décentralisation, du ministère de la Justice, de l’Assemblée nationale et de la Cour suprême doit être mise en place, dotée de moyens et assignée en permanence au suivi du problème de Bakassi. Bien qu’en relation avec le président de la République, elle doit avoir l’autonomie nécessaire à la poursuite de ses buts et doit être distincte des représentants du Cameroun aux commissions de suivi mises en place par l’Onu. Cette task force doit communiquer et rendre compte périodiquement aux Camerounais de l’état d’avancement des dossiers, solliciter les compétences dont elle pourrait avoir besoin. Le président de la République doit communiquer et informer périodiquement les représentants des forces vives sur ce problème, la stratégie qu’il poursuit et demander à chacun ce qu’il est susceptible d’apporter dans son domaine (Il est étrange que le Nigeria fasse parler toutes sortes de gens sur le problème de Bakassi - résidents, chefs traditionnels, officiers de l’armée, société civile, parlementaires etc et qu’en dehors de la communication gouvernementale, par tradition si avare, aucune expression spontanée ne soit recueillie au Cameroun sauf pour encenser la politique suivie.)
Le Cameroun a tout intérêt à associer les puissances signataires dans la recherche de la bonne interprétation de l’accord de Greentree. Sept ans, ce sera long et difficile, mais rien n’est encore perdu, tout reste possible. Si nous voulons la paix, ce dont je ne doute pas un seul instant, nous ne devons pas pour autant sacrifier Bakassi. Il faut y travailler en sachant qu’une paix qui dure est fondée sur le respect du droit par les deux parties, et comme le dit l’adage en droit civil, “ nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. ” Alors vigilance !
La Nouvelle Expression Fait à Douala le 12 Juillet 2006 Publié le 22-08-2006
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