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06.02.2007

CHEIKH ANTA DIOP, OU L´HONNEUR DE PENSER par Jean-Marc ELA 

Photo: Ch. A. Diop tenant un placard. Diop was an avid political activist. From 1950 to 1953 he was the Secretary-General of the Rassemblement Democratique Africain (RDA).





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Voici un excellent Hommage à Ch. A. Diop par Jean Marc Ela, publié pour la première fois dans PNPA en 1986. Nous le relayons ici tel quel, avec tous les commentaires, jadis faits par l´illustre Mongo Beti.
www.peuplesawa.com

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Quel est l´apport de Ch. A Diop au débat moderne sur la place et le rôle des Noirs dans l´aventure de la raison? Jean-Marc Ela, auteur de nombreux ouvrages sur l´Afrique et chargé de cours à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l´Université de Yaoundé, a relu l´œuvre du grand savant qui vient de mourir. Il publie ici les résultats de sa réflexion.
Curieusement, la personne qui nous a transmis cet article, une certaine Jeanne Etoa, ne nous a plus donné signe de vie par la suite, malgré nos tentatives pour la rencontrer et authentifier la signature. Une ruse de la police secrète de Paul Biya? Ce n´est pas exclu. Nous publions donc le texte sous toute réserve.
P.N.-P.A.



« L´Afrique apporte toujours quelque chose de rare », disait Rabelais à l´aube de la Renaissance. De toute évidence, Ch. A. Diop représente ce que le continent noir a produit d´unique et d´exceptionnel dans l´histoire du savoir. La mort subite de cet nomme frappe toute l´Afrique. Il faut se relever de ce choc pour méditer sur le sens et la portée d´une œuvre qui a ébranlé les fondements de la pensée moderne. Ch. A. Diop n´a pas seulement légué un riche héritage aux générations africaines : c´est l´apport de cet homme à l´histoire de l´humanité qui doit être pris en compte. Ce chercheur doit être situé à son vrai niveau qui est l´aventure de la raison dans l´histoire. Je voudrais évoquer ici la vie d´un Africain qui incarne ce que j´appelle « l´honneur de penser ». [PAGE 43]

Un seul thème : l´Afrique

En un sens, Ch. A. Diop est ce travailleur intellectuel qui dit l´Afrique au monde des savants. Toutes ses publications laissent entrevoir un goût de curiosité qui ne peut être assouvi que par de nouvelles recherches. Chaque ouvrage est la reprise et l´approfondissement d´un thème à variation multiple. Jamais cet écrivain n´a eu à traiter un sujet banal. Il s´est délibérément écarté des discussions creuses et des débats stériles qui n´apportent rien à la cause des peuples noirs. Il a donné le meilleur de lui-même et investi ses forces physiques, morales et intellectuelles en portant à un haut niveau le destin d´un continent. Ch. A. Diop, c´est la conscience scientifique et historique de l´Afrique. Cette dimension donne toute son unité et sa cohérence à l´ensemble de sa vie et de son œuvre. Au fond de son laboratoire et dans la singularité de son expérience d´homme et de savant,, il engage la vie et le devenir des millions d´Africains. Ch. A. Diop laisse une véritable somme de connaissances qui a été le produit de la multiplicité des regards sur un sujet unique : l´Afrique noire. Qu´il s´agisse de l´origine de l´humanité et de la différenciation raciale ou de « la parenté génétique de l´Egyptien pharaonique et des langues négro-africaines », des formes d´organisation sociale ou des structures d´autorité de l´Afrique précoloniale, de l´Unité culturelle ou des « fondements d´un futur Etat fédéral d´Afrique noire » : c´est toujours le même thème qui traverse toute la recherche de Ch. A. Diop. Cet homme de sciences était viscéralement habité par la passion de l´Afrique et de son histoire. Il en assume la situation et les questions pour en faire son obsession. Pendant près de trente ans, Ch. A. Diop a vécu avec l´humanité de l´Africain comme objet du discours scientifique. Comme il l´a confié lui-même peu de semaines avant sa mort : « J´ai consacré toute ma vie à redynamiser la culture dans les domaines les plus divers comme l´histoire, les langues tant pour le passé que pour le présent et le futur » (cf. Cameroun-Tribune, 12-2-1986). Cet intellectuel pratique la recherche interdisciplinaire avec une maîtrise exceptionnelle. [PAGE 44] A partir d´un thème unique émerge une pluralité des discours sur un vaste champ du savoir où Ch. A. Diop se meut en historien, sociologue, anthropologue et linguiste.

Certes, l´égyptologue sénégalais n´est pas le premier venu dans le domaine des recherches effectuées par les savants noirs. L´Afrique a connu une famille d´esprits encyclopédiques. Dès le Moyen Age, les Noirs d´Afrique ont assimilé la culture islamique et ont offert une littérature qui n´a rien à envier à celle de l´Orient musulman. Au XVe siècle, le Tombouctien Ahmed Baba a étonné les savants du Maghreb par la profondeur de sa pensée et l´immensité de sa culture. Au XVIIIe siècle, on se souvient d´Arno, le philosophe achanti de l´Allemagne auquel Nkrumah consacre une brève allusion dans son « Consciencisme ». Ce fils d´Afrique était versé en astronomie et parlait parfaitement l´hébreu, le grec et le latin, ainsi que le néerlandais, le français et l´allemand. L´Université de Wittenberg lui rendra un hommage public. Car, les hommes de son temps reconnurent en lui le savant nègre qui, « ayant discuté les systèmes des Anciens et des Modernes, a choisi et enseigné ce qu´ils ont de meilleur ». Arno révèle ainsi, à l´époque de l´Encyclopédie, la part non négligeable prise par un Noir dans le vaste mouvement des idées du Siècle des Lumières.

Seulement, comme le remarque Paulin Hountondji, le philosophe achanti reste solidaire du débat européen auquel son propre peuple ne participe pas. Ecrite pour l´essentiel en latin, son œuvre n´est pas destinée à sa société d´origine où il n´a pas réussi à créer une véritable tradition théorique[1]. En tant que philosophe, Arno reste aussi isolé que l´Africain Edward W. Blyden, le penseur vigoureux des rapports entre le Christianisme, l´Islam et la Race nègre. De fait, qui a pris au sérieux la voix de ce philosophe solitaire qui, en 1888, soulignait déjà l´énergie des Musulmans « noirs » et leur potentialité novatrice dans un contexte mental où les maîtres à penser de l´Occident accordaient peu de crédit sociologique à l´islam au sud du Sahara ? (cf. « La question islamique en Afrique [PAGE 45] noire », in Politique africaine no 4, Karthala, 1981). Ch. A. Diop appartient incontestablement à cette lignée des penseurs et des savants qui jalonnent l´histoire africaine. Il est peut-être le type de l´intellectuel organique qui se consacre à la science à partir d´une Afrique humiliée en quête de liberté et d´unité. Le motif de sa recherche est clair : réhabiliter les nations nègres et leurs cultures. C´est la tâche que s´était donnée l´abbé Grégoire qui, au XIe siècle, avait recensé « la vie et les ouvrages des Négres qui se sont distingués dans les sciences, les lettres et les arts ».

Mais pour Ch. A. Diop, il ne s´agit plus d´établir un catalogue des Noirs illustres pour affirmer l´existence de « leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ». La question, qui constitue un défi scientifique de taille, est désormais plus radicale et globale : il s´agit de regarder autrement le monde de la science et de la culture. A la limite, la tâche qui s´impose depuis l´avènement de l´Afrique noire est de réécrire l´histoire de l´humanité. Cette tâche doit être assumée pour mettre en lumière la participation des Noirs à l´aventure de la Raison qui est fille du temps et de l´histoire. Tel est l´enjeu fondamental de la vie et de l´œuvre de Ch. A. Diop[2].

Le déclin des absolus

Si l´œuvre de cet homme atteste la vie d´un Africain voué à la réflexion et à la recherche, elle témoigne aussi d´une extraordinaire audace de l´esprit. Pourquoi, en fin de compte, Ch. A. Diop fascine les uns et dérange les autres sinon parce que les résultats de ses travaux scientifiques et historiques questionnent les certitudes établies et annoncent le déclin des absolus occidentaux ?

Car Ch. A. Diop remet en cause une tradition théorique qui s´est imposée en Occident depuis de longs siècles. Les Européens avaient appris au reste des hommes qu´Athènes, Alexandrie ou Rome étaient les seuls centres de la civilisation antique. Au moment où Aristote fait irruption [PAGE 46] dans l´occident médiéval où les universités viennent d´être fondées, la Grèce s´impose comme la référence fondamentale de la vie intellectuelle. Par-delà la Chrétienté, l´homme de la Renaissance veut se réconcilier avec l´Antiquité grecque où, dès le VIe siècle avant notre ère, s´est opérée une sorte d´âge des Lumières qui, au XVIIIe siècle, va consacrer définitivement l´émancipation de la raison et la fin de la prépondérance théologienne. Or tout au long de son histoire intellectuelle, l´occident reste fasciné par les origines grecques de la pensée et de la science, de la technique et de la politique, de l´art et de la sagesse.

Que le siècle de Périclès soit celui au cours duquel s´est accompli le « miracle » grec est un lieu commun de l´enseignement des collèges, des lycées et des universités marqués par la centralisation héritée de l´époque napoléonienne. Ici, l´humanité se réduit à l´espace-temps du monde grec où, par une sorte de génération spontanée, a surgi une civilisation brillante qui ne doit rien à aucun autre peuple de la terre. L´avènement de cette civilisation ne saurait donc se comprendre en fonction des traditions millénaires dont elle aurait été précédée et qui, par des emprunts divers, exerceraient sur elle une influence décisive. Bref, c´est en Occident que s´ouvre l´aventure de la connaissance[3]. Tel est le « Cours magistral » dispensé par Frederic Hegel, cet ancien étudiant en théologie de Tübingen qui, après des études de droit et de philosophie, deviendra le grand maître à penser de l´Europe à l´époque du colonialisme triomphant.

D´après Hegel, l´oiseau de Minerve ne prend son vol que le soir, une fois accompli le dur labeur de la civilisation. Dans cette perspective, la Grèce doit être considérée comme la terre natale de la Raison Humaine. Sans doute, la Perse, l´Inde ou la Chine apparaissent sur le théâtre de l´histoire. Mais le bleu de la Méditerranée hante toujours les intelligences et les imaginations occidentales qui éprouvent une véritable répugnance à franchir les colonnes d´Hercule. Aussi, l´épicentre de l´histoire se trouve à Athènes où, dans le domaine de la pensée, tout commence [PAGE 47] avec Socrate considéré comme le patriarche des sages d´Occident. Dans cette esquisse de l´histoire générale de l´humanité, les Noirs apparaissent comme le passé de l´Européen, un peuple d´enfants qui en serait resté au premier matin du monde, enfermé dans l´immédiateté, le biologique et le vital, incapable d´évoluer et condamné à la répétition propre à l´univers du mythe. Pour les esprits du XIXe siècle, l´Afrique est une « humanité » en bas âge, constituée d´attardés scolaires dans le concours général de la Civilisation. Dès lors, si tout commence avec la Grèce, l´Afrique n´est pas seulement la nuit de la raison, elle est un monde en marge de la Raison et de l´Histoire. Pour Hegel que l´on présente comme l´Aristote des temps modernes et qui est, de fait, le penseur qui a le plus pesé sur les destinées européennes, les Africains sont les oubliés de la terre.

En effet, Hegel refuse d´accorder le certificat d´humanité à ces êtres qui habitent le « haut pays » du continent noir. Voici un monde étrange qui n´a jamais été, en lui-même, « le théâtre d´événements historiques », et qui, plongé dans l´inertie, s´endort, enveloppé dans la couleur noire de la nuit. Pour le philosophe, l´homme africain, c´est l´homme à l´état brut, vivant dans « un état d´inconscience de soi ». Il s´agit, en définitive, d´un « état animal » (cf. Hegel, La Raison dans l´Histoire, 10/18). On retrouve ici l´écho des classes dominantes à l´ère du capitalisme et de son expansion hors des frontières de l´Europe. En un sens, la pensée européenne, de Gobineau à Lévy-Bruhl, n´est qu´un long commentaire de la parole du Maître, dont le système reflète la relation de l´Occident à l´autre à travers un mode de regard qui, marqué par des préjugés religieux puis scientifiques, traduit la difficulté à concevoir et à penser la pluralité des civilisations. Et ce regard a été longtemps pour les Occidentaux la façon de confirmer leur suprématie absolue sur le reste de l´humanité de telle sorte que l´ethnologie elle-même, comme le reconnaît aujourd´hui Robert Jaulin, l´auteur de Paix blanche, s´opère sur un fond d´ethnocide. Il faut situer l´œuvre de l´égyptologue sénégalais par rapport à tout un système du Monde où le regard de l´autre est l´un des instruments de l´impérialisme culturel plus insidieux encore que la violence coloniale. Ch. A. Diop, précisément, [PAGE 48] c´est l´anti-Hegel, le penseur noir oui conteste globalement les fondements d´un héritage intellectuel qui a légitimé la Mission de l´homme blanc.

La volonté d´en finir avec un certain nombre de mythes élaborés par l´Occident pour masquer sa barbarie et justifier la domestication des peuples et des mentalités nègres a conduit Ch. A. Diop à s´oublier lui-même pour ne plus vivre qu´avec la seule obstination d´apporter plus de lumière là où des préjugés tenaces risquent d´enfermer des générations dans les ténèbres de l´ignorance. Ch. A. Diop est la raison intrépide et militante qui se lance à l´assaut des monstres enfantés par l´impérialisme. Le discours hégélien sur l´Afrique ne se nourrit-il pas, en dehors de quelques références à Hérodote, de la tradition intellectuelle des pays ayant des pratiques coloniales ? Dans ce contexte, si le rôle des Noirs dans l´histoire de l´humanité et de la culture a été occulté, cela ne peut être attribué à la science mais aux mythes de l´Occident qui s´érige en détenteur exclusif de la vie de l´intelligence. Bref, ce que l´on prend pour de la « dialectique » n´est qu´une reprise des thèses des vieux colons ayant séjourné en Afrique où la recherche du profit ne laisse guère le temps de se consacrer à la vie de l´esprit. On ne peut espérer aucun progrès dans la compréhension des réalités africaines tant que les Européens, imbus de leur supériorité, continuent d´afficher à l´égard des Noirs le plus profond mépris; comme on le voit tout au long de l´histoire de la traite et de la colonisation, leurs jugements aussi catégoriques qu´entachés de préjugés trahissent leur impuissance à s´ouvrir à la différence, à une société autre dont ils n´essaient pas de dévoiler la face cachée, les formes officieuses et les structures latentes. Longtemps défigurée à travers le prisme déformant de la littérature exotique et coloniale qui crée des stéréotypes véhiculés par les manuels scolaires et la publicité, l´Afrique n´a cessé d´être ce grand inconnu, où l´on imagine parfois que le démon en déroute en Europe aurait trouvé refuge[4]. Il a fallu qu´une bulle pontificale contraigne [PAGE 49] les Européens à admettre sur la table de l´humanité les peuples dont la découverte, dès le XVIe siècle, provoque une vraie crise de conscience. Ch. A. Diop sonne le glas d´une prétendue science de l´homme qui n´a pu se libérer des légendes inventées par les négriers et les théoriciens de la colonisation. Des doctes maîtres n´ont transmis que des fictions sur l´Afrique, affirmant que les Noirs ne sont qu´un simulacre d´humanité dont l´apport à l´aventure de l´esprit se réduirait à néant.

Car, constater que l´Egypte a précédé « le miracle grec », c´est annoncer le « crépuscule des idoles », dans la mesure où l´antériorité nègre de l´Egypte des Pharaons implique une sorte de « détrônement » et de décentralisation intellectuelle. Exclure l´Afrique noire de la communauté de l´histoire universelle ne relève pas des sciences exactes mais de la science-fiction et des clichés accumulés qui laissent dans l´ombre les données objectives du phénomène humain. Il faut donc dissiper les mirages scolaires qui dissimulent la réalité de la naissance de l´histoire et de la raison en terre africaine. Pour l´historien et l´anthropologue africain, il ne suffit plus de rejeter la hiérarchie que la pensée occidentale avait contribué à établir entre les « Civilisés » et les « Sauvages », bons ou mauvais. Ce qui s´impose, c´est une révision ou, mieux, un renversement des valeurs et des perspectives pour rétablir la vérité. Ch. A. Diop s´engage dans ce « Combat pour l´histoire » pour remettre les Nègres à la place que la Grèce a longtemps usurpée dans l´abrégé de l´histoire générale de l´humanité édifié par Hegel et ses disciples. L´égyptologue africain oblige à rendre aux Nègres la raison et l´histoire en projetant une nouvelle lumière sur les rapports entre l´Egypte et l´Afrique noire. Nous sommes ici devant un tournant capital de la pensée moderne.

Durant les siècles, comme le montre l´exemple d´Hérodote et de Platon, les historiens et les sages de la Grèce n´ont cessé de se rendre en Egypte dont personne ne conteste les valeurs de civilisation. On se souvient que cette terre d´Afrique reçut l´un des plus grands réfugiés du monde, Jésus de Nazareth, qui y passa une grande [PAGE 50] partie de son enfance, bien longtemps après Joseph et Moïse, ses prototypes dans la révélation biblique. Si l´Occident projette sur l´Afrique noire ses fantasmes et ses rêves nourris d´emprunts à la littérature de voyages et des réminiscences classiques portés à retrouver sur cette terre les traits fondamentaux de « l´homme sauvage »[5], il ne cesse de vouer son admiration pour la civilisation qui a construit les Pyramides. Dans une thèse audacieuse, Engelberg Mveng est revenu aux fondateurs de la pensée occidentale pour retrouver les Sources grecques de l´histoire négro-africaine. Ch. A. Diop va plus loin encore en unissant ce qu´à travers Hegel l´Occident avait séparé dans sa géographie du monde noir : le « haut pays » ou l´Afrique proprement dite et le Bassin du Nil (cf. La Raison dans l´Histoire, p. 245). En effet, ce qu´Hegel considère comme « une des plus belles et des plus riches contrées du monde » est, au regard de l´historien africain, le lieu par excellence où les habitants du « haut pays » retrouvent leurs véritables Ancêtres. Ici se produit un « tremblement de terre » qui ébranle des dogmes canonisés. Dire que les bâtisseurs de l´Egypte ancienne sont des Nègres authentiques, aussi vrais que les Bantous ou les tirailleurs noirs, c´est faire preuve de « folie » aux yeux des sages d´Occident. A cet égard, les thèses exprimées dans Nations nègres et Culture qui est le livre le plus audacieux qu´un Noir ait écrit, constituent une sorte de scandale pour un esprit nourri de Hegel et d´une longue tradition intellectuelle. Voici l´événement qui heurte la conscience de l´Occident : La lumière n´est pas venue à l´Europe du seul Orient, comme on l´a cru pendant de longs siècles, elle vient du Sud, c´est-à-dire de l´Afrique, à partir de l´Égypte nègre qui est le berceau de la conscience humaine. Racisme anti-raciste ? Fantasmagorie ? Mensonge ? Erreur monumentale ? Exagération ? Autant d´attitudes qui traduisent les réactions de l´Europe savante face à un ouvrage fondamental qui a suscité l´un des grands débats de la science moderne. La thèse de Ch. A. Diop fut rejetée par les maîtres de vérité. J. Suret-Canale, pourtant peu suspect de complicité pour le colonialisme, [PAGE 51] n´hésite pas à écrire : « si M. Cheikh Anta Diop raille avec raison tels "savants" européens qui, par préjugé raciste inavoué, ont voulu "blanchir" à tout prix l´Egypte antique, il tombe dans le même travers en voulant la "noircir" à tout prix et donner une origine "nègre" aux civilisations des Sumériens, des Carthaginois et... des Bretons... » (cf. J. Suret-Canale, L´Afrique noire). On le voit : le fond du problème demeure ici le caractère nègre de la civilisation de l´Egypte antique. Les colonisateurs ont imposé aux Africains les Ancêtres qui ne sont pas les leurs. Ch. A. Diop réconcilie les Noirs avec leurs origines réelles. « L´homme de couleur, conclut l´auteur de Nations nègres et Culture, loin d´être incapable de susciter la technique, est celui-là même qui la suscita le premier en la personne du Nègre. » Tel est le centre de gravité de la pensée du savant africain qui vient de disparaître. C´est ce débat fondamental qui traverse sa vie et son œuvre.

Face à l´avenir

Dans Nations nègres et Culture, Ch. A. Diop apporte une autre écriture de l´histoire. En démontrant que les habitants de l´Egypte pharaonique étaient des Noirs, il oblige à faire la vérité sur ce que l´humanité doit à la race nègre dans le domaine de la civilisation. Pour Ch. A. Diop, l´objectif d´une histoire écrite par les Africains est clair : « Le Nègre doit être capable de ressaisir la continuité de son passé historique national, de tirer de celui-ci le bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans le monde civilisé » (Nations nègres et Culture, p. 253). Dans cette quête des origines qui polarise la vie de Ch. A. Diop, il s´agit donc de rétablir la vérité historique et de rendre à l´Africain son histoire confisquée par ses maîtres européens[6]. Dans cette ligne de recherche, la linguistique devient l´un des terrains de combat du chercheur africain. Après avoir apporté « les différents faits prouvant l´origine nègre de la race égyptienne », [PAGE 52] Ch. A. Diop s´étend longuement sur la parenté de l´égyptien et des langues négro-africaines et détruit le thème de l´infériorité intellectuelle des Noirs en mettant en œuvre l´aptitude des langues indigènes à traduire les concepts les plus abstraits. La traduction de la théorie de la Relativité en wolof permet à Ch. A. Diop de s´attaquer aux thèses généralement admises qui font des langues africaines des langues dites « à classes » (cf. Nations nègres et Culture). L´un des problèmes qui lui tient le plus à cœur restera, toute sa vie, l´utilisation des langues africaines dont la prétendue pauvreté ne repose sur aucun fondement scientifique. Une des préoccupations majeures de Ch. A. Diop est de procéder à une meilleure compréhension du monde africain. S´il applique les méthodes des sciences exactes à l´étude du passé nègre, il examine en profondeur les structures de l´Afrique noire précoloniale. En se penchant sur l´histoire des grands royaumes soudanais du Moyen Age, il s´interroge sur les raisons de la stagnation des peuples dont l´apport à la pensée humaine n´est plus à démontrer. Pour Ch. A. Diop, en effet, la ponction démographique résultant de la traite des esclaves ne suffit pas à rendre compte du retard africain dans le domaine technique. Ce que révèle une analyse critique des structures sociales de L´Afrique noire précoloniale, c´est que l´Afrique d´avant la conquête européenne n´a pas évolué faute de bouleversements sociaux. En d´autres termes, si le progrès est synonyme de révolution comme le croit l´historien sénégalais, les révolutions ont épargné l´Afrique parce que les différentes couches sociales y jouissaient d´un sort supportable, y compris les plus défavorisées comme les esclaves. De fait, Cheikh Anta Diop remarque qu´en Afrique précoloniale toutes les castes étaient associées au pouvoir jusqu´à celle des esclaves.

Ainsi, l´Afrique n´a pas connu un système de classes qui, ailleurs, est à l´origine des bouleversements sociaux. Dans cette perspective, l´analyse des structures politico-sociales permet d´apprécier les facteurs de stabilité dans la société africaine. Par là s´expliquent aussi les retards techniques à partir des causes fondamentalement objectives. La question est de taille. Ch. A. Diop ne peut admettre, comme historien, la thèse de l´émotivité du Nègre.

Tout donne à penser, au contraire, que la raison [PAGE 53] est nègre, si l´on veut bien relire l´histoire de l´humanité. Mais, il faut bien se rendre compte d´une sorte de discontinuité dans l´histoire africaine. C´est cette situation qui doit être expliquée. Pour le faire, il n´est pas nécessaire de s´en référer à une essence nègre qui serait inapte à la technique ou à la science. Pour Ch. A. Diop, il n´est pas exact que les Noirs soient « ceux qui n´ont rien inventé ». Ce qui est troublant, c´est leur retard technique, en dépit de leurs origines glorieuses. Nous sommes loin de tout narcissisme et de tout culte de la différence. En réalité, dit Ch. A. Diop, « il n´y a plus lieu d´être gêné » lorsqu´on constate que l´Afrique et l´Europe ont suivi une évolution différente dans la mesure où elles sont structurées différemment.

La stagnation, ou, si l´on préfère, l´équilibre relativement stable des sociétés africaines précoloniales doit être attribué à des modes d´organisation spécifique. C´est pourquoi, après l´étude des classes dans l´Afrique d´avant la colonisation, Ch. A. Diop s´attache à l´analyse comparée des structures fondamentales qui distinguent les sociétés africaines et européennes. Il lui est apparu que « le système d´organisation sociale qui est celui des castes assure plus de permanence et d´équilibre à une société que le système de classes créé par les Aryens à Rome et en Grèce » (cf. L´Afrique noire précoloniale, p. 12). Pour approfondir l´analyse de ces systèmes différenciés, il faut revenir au problème fondamental de la parenté qui a longtemps préoccupé les anthropologues et les ethnologues. Ch. A. Diop s´engage sur ce terrain dans L´unité culturelle de l´Afrique dont le sous-titre est : Domaine du patriarcat et du matriarcat dans l´Antiquité classique.

Il s´agit d´une étude centrale de deux types de sociétés, l´une propre à l´Afrique et l´autre au monde européen, dont les structures s´opposent sur une série de points à partir de la différence fondamentale entre le système matriarcal africain et le système patriarcal européen. Ch. A. Diop résume ainsi les traits caractéristiques des deux sociétés définies par leurs antinomies : « En conclusion, le berceau méridional, confiné au continent africain en particulier, est caractérisé par la famille matriarcale, la création de l´Etat territorial, par opposition à l´Etat-Cité aryen, l´émancipation de la femme dans la vie domestique [PAGE 54] (...) une sorte de collectivisme social ayant comme corollaire la quiétude allant jusqu´à l´insouciance du lendemain, une solidarité matérielle de droit pour chaque individu, qui fait que la misère matérielle ou morale est inconnue jusqu´à nos jours; il y a des gens pauvres, mais personne ne se sent seul, personne n´est angoissé ( ... ). Le berceau nordique confiné à la Grèce et à Rome est caractérisé par la famille patriarcale, par l´Etat-Cité ( ... ).

L´individualisme, la solitude morale et matérielle, le dégoût pour l´existence ( ... ), sont l´apanage de ce berceau. » Entre ces berceaux existent des zones de confluences, notamment l´Arabie, la Phénicie et la Mésopotamie où, selon Ch. A. Diop, s´est infiltré le sang nègre (pp. 91-92).

On reste étonné devant l´étendue des connaissances d´un homme qui ne cesse de multiplier ses prises de vue pour appréhender les bréviaires des administrateurs coloniaux[7]. De ce point de vue, la configuration des sociétés africaines préoccupe Ch. A. Diop, anthropologue et sociologue. Ce qu´il ne faut pas oublier, c´est que cet homme de recherche est aussi habité par la passion de la liberté.

En vérité, le chercheur sénégalais interroge l´histoire de l´humanité à partir d´une Afrique dépouillée de sa dignité. Tout son effort vise à la réhabilitation des cultures nègres. Pour Ch. A. Diop, l´Afrique est cette vieille terre où l´humanité est traitée avec mépris depuis plusieurs siècles. N´appartient-il pas à la génération des intellectuels africains qui, avec le groupe de « Présence Africaine » animé par Alioune Diop, vont convoquer en 1956 à la Sorbonne le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs qui est apparu comme le « Bandoung de la Culture noire » ? Or Nations nègres et Culture a été publié à la veille de cet événement. Et cet ouvrage ne cessera de féconder la réflexion de nombreux penseurs et chercheurs africains comme le rappellent les travaux de Théophile Obenga et de Dika Akwa, pour ne citer que ces exemples. En fait, chez Ch. A. Diop, l´homme de science n´est pas séparé de l´homme politique. Sa pensée s´élabore dans la crise de conscience coloniale au sein des pratiques historiques qui portent les peuples noirs à s´affranchir [PAGE 55] de la tutelle européenne. Dans ce vaste mouvement, Ch. A. Diop est un intellectuel d´avant-garde. En effet, il est de ceux qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, posent clairement la question nationale en Afrique noire. « C´est en février 1952, rappelle-t-il lui-même, alors que j´étais secrétaire général des étudiants du R.D.A., que nous avons posé le problème de l´indépendance politique du continent noir et de la création d´un futur Etat fédéral ( ... ). Il est certain qu´à l´époque, les députés malgaches et le leader camerounais Ruben Um Nyobé mis à part, aucun homme politique africain noir francophone n´osait parler d´indépendance de culture et de nations africaines » (cf. Les Fondements économiques et culturels d´un Etat fédéral d´Afrique noire, Ed. Présence Africaine, 1974, p. 6). L´indépendance acquise, Ch. A. Diop n´a nullement renoncé au combat politique. La création d´un parti ne suffit pas à le prouver. Un des aspects du testament de Ch. A. Diop, c´est, en effet, le projet d´un Etat fédéral d´Afrique noire.

Notons-le : le souci de l´unité africaine ne s´exprime pas seulement dans les prises de position du politique. En réalité, toute l´œuvre historique, sociologique, linguistique et ethnographique de Ch. A. Diop est comme sous-tendue et soutenue par cette pensée. On la retrouve à travers les thèmes de sa recherche : origine commune égyptienne des peuples noirs, unité socio-culturelle d´une société matriarcale, histoire des grands empires soudanais. A partir de ces préoccupations de chercheur et de savant, Ch. A. Diop débouche naturellement sur les problèmes politiques. Cet homme de science n´est pas enfermé dans son laboratoire; il refuse de se tenir au-dessus de la mêlée. Ch. A. Diop est l´intellectuel africain aux « mains sales ». Il a participé, sa vie durant, au combat de l´homme pour l´homme. C´est pourquoi, au milieu des désillusions et des désenchantements qui résultent des lendemains de l´indépendance, il reste travaillé par l´avenir de ce « continent convoité » dont parle l´historien zaïrois. Ch. A. Diop n´est tourné vers le passé que parce que l´avenir de l´homme africain est sa préoccupation fondamentale. Or, pour lui, l´avenir de l´Afrique doit être marqué du sceau de l´unité. Celle-ci doit être la base du fédéralisme qui est [PAGE 56] l´utopie que Ch. A. Diop propose aux sociétés africaines qui veulent sortir des blocages de l´Etat post-colonial[8].

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Au terme de ces réflexions, la question d´avenir posée par l´œuvre de cet homme de science est la suivante : Ch. A. Diop a-t-il formé une équipe ? A-t-il préparé la relève parmi les nouvelles générations ? Quel est, en définitive, l´impact de sa pensée et de son œuvre sur la deuxième génération de l´indépendance ? On se souvient de la fascination que ce brillant intellectuel a exercée sur les jeunes des années 1960. On s´en rend compte en relisant aujourd´hui les résultats de l´enquête de J.-P. Ndiaye sur les étudiants noirs en France. Le nom de Ch. A. Diop est cité (31 %) après celui de Césaire (42 %) et de Senghor (38 %) parmi les grands acteurs qui ont travaillé à la réhabilitation des cultures négro-africaines. Au-delà des hommages publics, que reste-t-il, en fait, de l´influence de Ch. A. Diop sur les jeunes et les étudiants d´aujourd´hui ? Un test révélateur : après l´annonce de la mort du grand savant africain, une enquête dans les librairies de Yaoundé aboutit au constat accablant : il n´y a pas un seul ouvrage de Ch. A. Diop en vente dans la capitale du Cameroun. Nous sommes dans une ville universitaire d´environ 20 000 étudiants; de nombreux intellectuels s´y concentrent, sans oublier les penseurs et les écrivains. Il serait dangereux que l´œuvre de Ch. A. Diop soit entourée d´un mur du silence comme il faut s´y attendre dans les milieux qui imaginent avoir atteint l´Himalaya du savoir et n´ont plus rien à apprendre de ce qui peut venir d´Afrique. On peut se réjouir de la décision prise par Abdou Diouf de baptiser l´Université de Dakar « l´Université Ch. A. Diop ». Chez nous, Paul Biya a traduit l´émotion de tout un peuple affecté par la mort subite d´« un homme de science exceptionnel, convaincu et courageux, qui a consacré l´essentiel de sa vie à la recherche scientifique et particulièrement à l´histoire africaine, ainsi qu´à la [PAGE 57] réhabilitation des nations et des cultures, nègres.»[9]. A travers la radio, la presse écrite et la télévision, l´on découvre la profonde admiration des Camerounais pour le savant disparu. Des jeunes des collèges et des lycées, les revendeuses du marché et les chauffeurs de taxis comme les étudiants et les intellectuels ont été touchés par la mort de cet homme qui a inscrit le nom de l´Afrique dans l´histoire universelle de la science. Les grandes disciplines de recherche où Ch. A. Diop s´est illustré appartiennent aux Sciences humaines dont la place et le rôle sont reconnus dans le processus du développement de nos sociétés. Dès lors, l´avenir de cette pensée qui honore l´Afrique [PAGE 58] repose entre les mains des générations qui accèdent aux nouvelles formes du savoir dont nous avons besoin pour transformer nos conditions d´existence. L´œuvre de Ch. A Diop est un élément constitutif de notre culture dans l´aventure contemporaine de la vie de l´esprit.

Dans la mesure où les Universités africaines sont des lieux de production de cette culture, elles sont appelées à devenir des centres d´études et de recherche où la vie et l´œuvre de Ch. A. Diop peuvent nourrir et stimuler la réflexion des jeunes Africains. Peut-être le Cameroun est-il l´un des lieux privilégiés où ce défi majeur doit être relevé. En un sens, à travers nos archives audiovisuelles, nous sommes les dépositaires africains du testament de Ch. A. Diop. Placés au carrefour des grandes civilisations du continent, nous avons une mission à remplir pour assurer la présence et le rayonnement de la pensée de Ch. A. Diop. Aurons-nous le courage des initiatives historiques qui conditionnent l´essor de la science et de là culture ? Déjà l´avenir s´annonce plein de promesse. Car, une Fondation Ch. A. Diop se met en route. Il est évident que la véritable fidélité à cet homme de culture qui nous a rendu notre mémoire se traduit par tout ce qui nous permet de réactualiser sa foi en l´homme africain et de retrouver sa force de travail et de recherche pour échapper à la pire domestication qui soit, celle de l´esprit. Le cours de l´histoire peut changer si les peuples noirs renouent avec la tradition scientifique et technique qui est à l´origine des civilisations antiques. Ch. A. Diop disait : « Autant la technologie et les sciences modernes viennent d´Europe, autant dans l´Antiquité, le savoir universel coulait de la vallée du Nil vers le reste du monde et en particulier vers la Grèce, qui servira de maillon intermédiaire. Par conséquent, aucune pensée ( ... ) n´est par essence étrangère à l´Afrique qui fut la terre de leur enfantement » (cf. Cameroun-Tribune, jeudi 13 février 1986). Soyons réalistes : c´est l´impossible qui arrive. Quand l´Afrique retrouvera toute sa capacité de penser, le monde tremblera...

Jean-Marc ELA,
Chargé de cours
à la Faculté des Lettres
et Sciences humaines
de l´Université de Yaoundé

________________________________________
[1] Voir P.-J. Hountondji, Sur « la Philosophie africaine », F. Maspero, Paris, 1977, p. 169.
[2] Cf. Sur la nécessité de rétablir la clarté sur « un point obscurci » par l´impérialisme, lire Nations nègres et Cultures, p. 21.
[3] Lire à ce sujet G. Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, t. II, Payot, Paris, 1967, pp. 17-18.
[4] Sur la falsification de l´image de l´Africain dans les manuels et les ouvrages européens, lire Ch. A. Diop, Nations nègres et Culture» p. 22. Voir aussi L. Fanoudh-Siefer, Le mythe du Nègre et de l´Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la deuxième Guerre mondiale, N.E.A., 1980.
[5] Lire F. Tinland, L´Homme sauvage, Homo Ferus et Homo Sylvestris. De l´Animal à l´Homme, Payot, Paris, 1968.
[6] Voir aussi Antériorité des civilisations nègres : Mythe ou vérité historique, Présence Africaine, Paris, 1967, p. 9.
[7] Sur la question, lire G. Leclerc, Anthropologie et colonialisme, Fayard, Paris, 1972.
[8] Sur ce projet, lire Les Fondements culturels, techniques et industriels d´un futur Etat fédéral d´Afrique noire Présence Africaine, Paris, 1960, p. 29; Nations nègres et Cultures, p. 13.

[9] La contradiction entre l´absence totale des œuvres de Cheikh Anta Diop dans les librairies de la capitale camerounaise, d´une part, et, d´autre part, le caractère vibrant de l´hommage du Président au défunt représente à l´évidence une énigme à laquelle, contre toute attente, le grand sociologue Jean-Marc Ela ne paraît pas être sensible. Si ses compatriotes ne lisent pas Ch. A. Diop, l´auteur africain sans doute le plus célèbre, c´est, semble dire J.-M. Ela, la faute d´une élite universitaire dont les contours ne sont pas autrement précisés, mais qui, ainsi présentée, est forcément partie intégrante du public. Mais qui peut affirmer que le pouvoir politique camerounais encourage à la lecture, et particulièrement à la lecture de Ch. A. Diop, un écrivain évidemment subversif ? Il est reconnu que ce pouvoir a instauré un climat de censure et d´obscurantisme pesant qui bride non seulement la curiosité du public mais la diffusion des livres leur circulation et jusqu´à leur étalage. Comment ignorer les fréquentes descentes de police dans les librairies et la terreur qui en est l´effet, l´interdiction formelle des publications intellectuelles – celle notamment de Peuples noirs-Peuples africains ? En cette matière, il y a une vérité que les professionnels du livre connaissent bien, et pour cause : le public ne lit que ce qu´on lui offre à lire et qui se voit particulièrement à l´étalage des librairies. En d´autres termes, quand le public ne lit pas, ce n´est jamais sa faute, ni même vraiment celle des commerçants du livre, mais, en dernière analyse, celle du pouvoir, et celui-ci ne saurait être tenu quitte pour quelques phrases démagogiques en hommage à un grand philosophe qui vient de mourir. Il est vrai, si nous en croyons la personne qui nous a transmis cet article accompagné d´une brève correspondance de son cru, que le texte était primitivement destiné à Cameroun Tribune, le quotidien du gouvernement en même temps que l´unique quotidien du pays.

Nous l´avons assez dit ici : la censure, avouée ou insidieuse, est l´un des drames de l´Afrique francophone et, sans doute, l´un des facteurs majeurs de ce qui apparaît aux uns comme une stagnation, aux autres comme une véritable régression. La fidélité au grand intellectuel sénégalais disparu commence par la proclamation opiniâtre de cette vérité. (N.D.L.R.)

© Peuples Noirs Peuples Africains no. 51 (1986) 42-58
 

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