Eric de Rosny sj est décédé le 2 mars 2012. Il a vécu une cinquantaine d’année en Afrique, notamment à Douala. Témoin privilégié de l’évolution de la société camerounaise, il fut un chercheur infatigable, tant sur les pratiques des guérisseurs que sur les nouveaux mouvements religieux. Connu d’un large public grâce à son livre “Les yeux de ma chèvre”, le P. de Rosny avait été introduit dans la confrérie des “hommes-souche” du peuple douala. Son nom Dibonje signifiait ‘petite pousse’.
En mars 2011, Eric de Rosny avait été l’invité de Martin Quenehen sur France-Culture dans le cadre de l’émission À voix nue. Réalisation Anne-Pascale Desvignes avec la collaboration de Claire Poinsignon.
Né en 1930 à Fontainebleau, Eric de Rosny a grandi à Boulogne-sur-Mer, et connu l’Exode dans la Sarthe alors qu’il n’avait que 10 ans. Là, il a une vision : il sera missionnaire. Entré au noviciat des jésuites à Laval en 1949, il doit renoncer à ses rêves de Chine par la faute de Mao. Ce sera donc l’Afrique, après une brève expérience de l’enseignement au Liban. En 1956, Eric de Rosny est en effet appelé à « maintenir l’ordre » en Algérie, en qualité de « fusilier marin 3e classe débarqué »… Mais c’est au Cameroun qu’il se fixe, dès l’année suivante, et qu’il est ordonné prêtre, en 1961, au lendemain de l’Indépendance.
À Douala puis à Yaoundé, Eric de Rosny s’enracine jusqu’à devenir un « homme souche ». Plus encore, il devient nganga , c’est-à-dire désorceleur, ou plutôt « tradi-praticien », au gré de rencontres avec des hommes et des femmes aux yeux ouverts sur les ndimsi , les réalités cachées. Celui qui a tôt pratiqué les exercices spirituels d’Ignace de Loyola perfectionne sa vision et la met au service de ses contemporains…
Fort de cette expérience, le prêtre, jésuite et nganga, se fait alors anthropologue, et révèle dans des livres envoûtants les péripéties de son initiation et les arcanes de la médecine traditionnelle et sacrée du monde bantu.
Parmi ses ouvrages, nous ne saurions que recommander Les Yeux de ma chèvre (Plon, 1982) ou encore La nuit, les yeux ouverts (Seuil, 1996 – réédité en 2007 par les éditions Vie Chrétienne).
Avec Les yeux de ma chèvre, un beau succès de librairie, Eric de Rosny raconte comment Din, shaman africain dans un quartier de Douala, lui a ouvert les yeux, à lui jésuite français, sur les réalités cachées de la terre (ndimsi). Avec La nuit, les yeux ouverts, il poursuit son récit : il est consulté par les malades et leurs familles mais aussi, il transmet ce pouvoir de guérir à un apprenti shaman.
Les hommes-souche. Douala 2002, article du P. de Rosny paru dans le revue Etudes en juin 2003.
” Descendre de la petite pousse à la souche, comme je l’ai fait, à contre-courant de la sève, suppose des décennies d’enracinement pour un étranger. Je voudrais profiter de l’expérience acquise et toujours en cours pour tenter de faire partager ma conviction : là où les racines de la tradition restent vivantes, le grand arbre Afrique, si dangereusement secoué par des vents contraires, peut plier, mais ne pas rompre ; ou bien, être embrasé et ne pas brûler : ” le baobab ne flambe pas ! “.”
Éric de Rosny, le jésuite aux quatre yeux
Après plus de quarante ans à Douala, le jésuite anthropologue vit une retraite active à Yaoundé. Témoin privilégié de l´évolution de la société camerounaise, c´est un chercheur infatigable, tant sur les pratiques des guérisseurs que sur les nouveaux mouvements religieux.
Ce dimanche matin, il est assis dans un petit bureau du centre Jean-XXIII, derrière la basilique de Yaoundé, dans le quartier de Mvolyé, la « colline pieuse » de la capitale camerounaise. Tout à l´heure, il recevra une des retraitantes qu´il accompagne pendant quelques jours de session spirituelle. Puis il retournera dans sa communauté jésuite jouxtant la paroisse universitaire Saint-François-Xavier, dans le quartier de Melen ; c´est là qu´est implantée la Communauté vie chrétienne (CVX- Cameroun) qu´il assiste comme aumônier national. Et le lendemain, il poursuivra ses cours sur l´anthropologie de la santé à l´Université catholique d´Afrique centrale (Ucac) ou sur le discernement et sur les nouveaux mouvements religieux à l´école théologique Saint-Cyprien de Ngoya.
À 79 ans, le P. Éric de Rosny n´arrête pas, faisant preuve d´une infatigable curiosité et disponibilité pour tout ce qui concerne le Cameroun où il vit depuis plus de quarante ans. Avec vivacité et liberté de ton, il évoque le catholicisme en Afrique encore « bien récent », la nécessaire « promotion du laïcat », le profond sentiment religieux des Camerounais, « capables d´entrer sans la moindre difficulté dans les contemplations évangéliques » des Exercices ignatiens… Ni solitaire, ni contestataire, ce jésuite fait pourtant partie de ceux qui remontent à contre-courant des modes et des préjugés, vers leur vérité, leur identité unique. Et la sienne est peu commune !
Comment imaginer qu´un fils de l´aristocratie française, dont l´enfance s´est écoulée entre un appartement parisien du 7e arrondissement et une propriété familiale - avec parterres tracés par le jardinier de Louis XIV -, à proximité de Boulogne-sur-Mer, puisse se retrouver ainsi en Afrique centrale ?
Entré dans la Compagnie dans l´espoir de partir en Chine
De fait, s´il est entré dans la Compagnie de Jésus, en 1949, c´était dans l´espoir de partir en Chine. « Matteo Ricci a hanté mon adolescence », résume-t-il. Mais le pays s´étant fermé à l´Occident, ses supérieurs, respectant son appel missionnaire, l´envoient deux ans à Douala pour participer à la fondation du lycée Libermann - où sera formée l´élite du pays. La ville ne comptait que 200 000 habitants - contre 2,5 millions aujourd´hui. Il y retournera après sa théologie, comme professeur de français, et se rend vite compte qu´il n´arrive pas à communiquer en profondeur avec ses élèves, faute de connaître leur « arrière-monde culturel ».
Guidé, là encore, par sa volonté d´établir des ponts et d´échapper aux préjugés, il obtient de son supérieur - après une douzaine d´années d´enseignement - l´autorisation d´une année sabbatique, pour apprendre la langue douala et s´établir en quartier populaire.
Une nuit, attiré par le son du tam-tam et les clartés vacillantes d´un feu, il fait la connaissance de son voisin, Din. Cet homme est un nganga, guérisseur et devin, qui l´adopte d´emblée et l´invite à un « grand traitement ». D´autres rituels nocturnes suivront. Peu à peu, le jésuite se fait ethnologue mais, loin de se tenir à distance de son « objet », il pénètre avec respect dans la vision du monde de Din. « Mon dépaysement ne fut pas d´ordre religieux ni culturel, mais plutôt d´ordre cosmo-anthropologique », explique-t-il.
Les Yeux de ma chèvre
Dans le système de pensée africain traditionnel, en effet, une maladie, ou une division familiale, est perçue comme une rupture dans l´ordre établi, un désordre déterminé et décidé par quelqu´un qui peut être une personne vivante ou un défunt continuant à interférer. « C´est là qu´intervient le nganga dont la fonction n´est pas tant de désigner le coupable que de ratifier ou non les soupçons de la famille. Une fois le coupable nommé, le malade peut guérir et son corps invisible réintégrer son corps visible par les soins du nganga », poursuit-il. Autrefois l´Église interdisait la fréquentation des ngangas aux chrétiens.
Après l´indépendance (1956), le climat était à la conciliation. Si bien que le prêtre apparaissait « comme une passerelle entre des catégories de personnes que la colonisation avait fait s´opposer ou s´ignorer ».
Pendant cinq ans, le P. de Rosny côtoie une quarantaine de « ngangas » - la plupart étant chrétiens et parlant français - et assiste à une centaine de « grands traitements » nocturnes. En 1974, il publie un premier récit, Ndimsi, ceux qui soignent dans la nuit (éd. Clé à Yaoundé), bien accueilli par les chefs doualas. Et l´année suivante, après une longue préparation au cours d´un rituel complexe avec une chèvre, Din lui « ouvre les yeux », comme il l´a raconté dans Les Yeux de ma chèvre (Plon, coll. Terre humaine, 1981). Son livre connaît un succès immédiat : il fait la une de Paris Match , est « radioscopié » par Jacques Chancel.
Un jésuite à l´école des guérisseurs camerounais !
Un succès à mettre sur le compte de l´originalité de sa démarche (un jésuite à l´école des guérisseurs camerounais !) mais aussi de sa clarté pédagogique et de sa capacité d´émerveillement. Et de rappeler que, pendant son noviciat déjà, un maître lui avait ouvert les yeux selon la méthode des Exercices spirituels de saint Ignace : « Pendant un mois, par la contemplation des mystères de la vie de Jésus, en appliquant mon regard intérieur aux scènes de l´Évangile, j´avais été initié au combat spirituel. »
À la fin de son initiation, il est surpris en écoutant la radio de « voir » des hommes s´entre-tuer : « Des images intérieures montaient de mes yeux, associées aux paroles que j´entendais. J´entrais ainsi dans le cercle des visionnaires qui ont "quatre yeux", un privilège rare, dévolu à certains ngangas ». Depuis lors, l´initiation lui permet de voir, par brusques flashs d´images, cette violence permanente qui hante les relations entre les êtres.
Cependant c´est toujours comme prêtre guidé par la spiritualité ignatienne, et non en devin - même si on le considère encore comme tel -, qu´il se situe… Quand il est touché « émotionnellement » par le drame qui lui est rapporté, il voit apparaître furtivement un flash, une scène. « La double vue me sert d´instrument de connaissance, précise-t-il, comme le serait l´analyse freudienne pour un jésuite qui voudrait comprendre son prochain sans être pour autant psychanalyste. »
Un pouvoir de double vue
Funeste coïncidence : le lendemain de son initiation, Din meurt et ce décès est imputé à Éric de Rosny. Désemparé, il demande conseil aux anciens qui l´invitent à dire une messe sur la tombe de Din. Ce qu´il fait, en présence de la famille de Din. Il peut à nouveau résider à Douala. Et quelques années plus tard, le prêtre occidental transmettra à son tour son pouvoir de double vue à l´apprenti nganga Bernard Nkongo, comme il l´a relaté dans La Nuit les yeux ouverts (Seuil, 1996). « Je suis témoin du débat intérieur de Nkongo, pris entre la nécessité de suivre sa tradition pour libérer les envoûtés comme on le lui a appris, et sa conscience de plus en plus vive, peut-être à mon contact, de la nouvelle approche de la maladie que lui propose le christianisme », écrivait-il alors.
À partir de 1990, libéré de ses responsabilités de supérieur provincial et de l´héritage de Din, le P. de Rosny accueille, dans le cadre du Centre spirituel de Douala, des centaines de visiteurs qui viennent à lui pour être libérés de leurs souffrances et angoisses. Pendant cette même période, il assure une émission quotidienne sur Radio Douala pour répondre aux nombreuses lettres qu´il reçoit. Les Camerounais vivent leur mal selon trois types de représentation culturelle : selon la tradition, la cause du mal est attribuée aux ancêtres, aux sorciers ou à la violation d´un interdit ; selon le modèle de la Bible, la cause en est Satan et le péché ; suivant le modèle de l´hôpital, la cause est organique ou psychologique.
Considéré désormais comme eyum a moto, souche d´homme c´est-à-dire vieillard, aux côtés de 26 autres hommes doualas ancien médecins, administrateurs ou professeurs ayant plus de 70 ans, il participe aux réunions des sages. « C´est très ritualisé ; il faut lire le rapport de la séance précédente même s´il ne s´y est rien passé ; ça dure un temps fou », sourit-il, en soulignant qu´en Afrique, on n´interrompt jamais quelqu´un qui a la parole. Une dignité et une élégance d´attitude chez les Africains auxquelles il est « très sensible ». « Moi qui avais vécu la guerre de 1939-1940, l´exode, l´occupation allemande puis la guerre d´Algérie, conclut-il, j´ai trouvé ici une humanité profonde et attachante. Au-delà de tous les malheurs du Cameroun. »
Compilation et Pagination: Brother Metu