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31.01.2007

LES LANGUES AFRICAINES ET LE NÉO-COLONIALISME EN AFRIQUE FRANCOPHONE Mongo BETI 

Peuples noirs-Peuples africains s´est borné jusqu´ici à servir de tribune aux diverses prises de position suscitées par la domination culturelle, et en particulier linguistique, de la France en Afrique. Mettant fin à notre perplexité, nous formulons notre propre philosophie sur un problème décisif pour l´émancipation des Noirs.

Le capitalisme, et en particulier la forme de capitalisme qui sévit en Afrique noire ex-française, je veux dire le capitalisme sauvage, expose nos populations à maintes spoliations dont la plus sournoise, mais non la moins dévastatrice, je veux dire la spoliation linguistique, n´est pas encore perçue dans toute sa nocivité ni dans toutes ses implications. Mais le sort de nos langues dans le complexe néo-colonial de l´Afrique ex-française (dite à tort francophone) n´est sans doute qu´une image caricaturale de la situation d´autres langues de peuples dominés dans d´autres systèmes de néo-colonialisme.

C´est un phénomène né de la brutalité de la conquête coloniale, que l´idéologie raciste a affermi en l´appuyant de justifications aujourd´hui dérisoires, et auquel il serait somme toute facile de remédier.

L´origine de notre spoliation linguistique c´est, bien [PAGE 107] entendu, la conquête. Au XIXe siècle ou au XXe, selon les cas, lorsque la France impose par la force son autorité à une contrée, elle s´empresse d´exercer un droit attaché à la conquête, elle décrète d´autorité l´obligation de parler le français dans toutes les circonstances vitales de l´activité des individus ou des collectivités ressortissant au nouveau territoire administratif : état-civil, école, profession, commémorations publiques, églises missionnaires, manifestations sportives ou politiques, commerce, économie, etc.

Les indépendances en série de 1960 ayant été autant d´épisodes d´une décolonisation en trompe-l´œil, on ne s´étonnera pas que la langue française, après avoir franchi sans aucun péril ce cap, poursuive sa carrière de domination dans nos pays, s´appesantissant même plus lourdement qu´auparavant sur la vie des populations, en particulier du petit peuple sans défense. Critère d´appartenance ou d´aspiration à l´élite indigène, elle est aussi le meilleur instrument de domestication des esprits, si l´on songe par exemple que la seule presse capable d´influencer réellement en profondeur, c´est celle qui vient de France. Outil par excellence d´un impérialisme multiforme, elle favorise et même comble le sentiment de supériorité des agents de la domination française, en les dispensant ici d´un effort qui leur est imposé partout ailleurs, c´est-à-dire apprendre au moins les rudiments du parler local. S´il désire conquérir un marché, le représentant d´une firme française doit apprendre le suédois en Suède, le chinois en Chine, le russe à Vladivostok, le japonais à Tokyo, l´arabe à Riyad, etc. En revanche, à Dakar, comme à Libreville, à Yaoundé comme à Abidjan, à Brazzaville comme à Ndjamena, le même représentant, baptisé ici coopérant, n´a besoin d´aucun effort particulier, même pour communiquer avec son domestique – c´est du moins ce qu´il croit.

Pendant très longtemps, à vrai dire durant toute la période coloniale, personne ne s´est vraiment avisé de mettre en cause la tyrannie pourtant étouffante de la langue française. N´était-ce pas la langue du maître, celle par la possession de laquelle passaient tous les avantages ? N´était-ce pas la langue de la civilisation, celle dont la maîtrise apparaissait non seulement comme un signe irrécusable d´humanité, à des populations auxquelles [PAGE 108] elle était niée, mais aussi comme un privilège inestimable ? Elle devait couronner un ensemble de conduites imposé désormais à l´esprit des gens comme un modèle : porter un pantalon, une chemisette, des chaussures, aller à la messe, fumer, manger avec une cuillère, se nourrir de pain, de conserves en buvant du vin rouge importé de Bordeaux.

Le doute, apparu autour de 1960, c´est-à-dire un peu avant et surtout immédiatement après les indépendances, ne s´est mué en révolte et même en contestation qu´assez récemment : savoureux paradoxe, le refus s´est cristallisé quand, utilisant habilement certains chefs d´Etat « francophones » derrière lesquels elle s´efforçait de se dissimuler, la France, dont l´hypocrisie en Afrique n´est que trop connue, a tenté d´imposer la « francophonie » comme un courant émanant de l´aspiration même des Africains. On mobilisait tous les idéologues du néo-colonialisme pour donner une justification soi-disant scientifique à ce qui n´avait jamais été qu´un fait accompli. Personne ne sera donc surpris que cette pseudo-science soit d´abord un tissu d´erreurs et de mensonges grossiers.

La raison donnée le plus couramment du maintien de la langue française dans les nouveaux Etats africains comme langue officielle est l´extrême cloisonnement linguistique qui caractérise ces pays, interdisant l´érection d´un parler national en une langue officielle reconnue par toute la nation cloisonnée elle-même en une multitude d´ethnies. Cet argument est surtout avancé pour le Cameroun et un éminent universitaire français l´utilisa dans un livre publié en 1973 par les Presses Universitaires de France, dans la fameuse collection « Quesais-je ? », et modestement intitulé « Le Cameroun ». L´auteur de cet ouvrage s´appelle Jean Imbert, ancien bras droit de Mme Saunier-Seïté, présentement directeur du C.N.O.U.S. M. Jean Imbert ayant dénombré, avec un souci d´exactitude qui l´honore, 165 ethnies au Cameroun, estime, un peu plus bas, dans une incidente, que la diversité linguistique n´est pas moindre[1].

Arrêtons-nous un moment sur cette assertion et précisons d´abord que M. Jean Imbert, comme tous les [PAGE 109] prétendus experts qui ont l´habitude de trancher péremptoirement sur les affaires africaines, ne connaît aucune langue africaine. Personnellement, mis à part quelques vieux missionnaires qui, certainement, ont atteint aujourd´hui le stade de la confusion sénile, je n´ai jamais vu un Français parlant une langue africaine. On aura une idée plus précise encore du peu de sérieux de M. Jean Imbert et de ses semblables lorsqu´on saura que cet éminent expert n´a résidé, à ma connaissance, que deux petites années au Cameroun, soit de 1971 à 1973 et, surtout, que M. Jean Imbert est, normalement, professeur de Droit et non de linguistique.

Autrement dit, M. Jean Imbert, très exactement, ne sait pas de quoi il parle, malgré ses très hautes fonctions. On devine cependant qu´il a pu s´informer très hâtivement auprès de gens ou d´auteurs qui, ayant eu connaissance de faits très particuliers, ne maîtrisaient pas suffisamment la science linguistique pour interpréter ces faits avec justesse. C´est ainsi que l´erreur acquiert la vénération sinon la force de la vérité, à mesure que le temps passe et que les ignorants la reproduisent et se la transmettent.

Il est clair, par exemple, que M. Jean Imbert ignore la distinction qui doit se faire entre langue, dialecte, patois. Pour illustrer la nécessité de cette distinction, examinons le cas d´une très importante ethnie bantoue du Sud-Cameroun, débordant d´ailleurs sur le nord du Gabon, les Fangs, estimés à environ deux millions d´hommes au moins. La langue principale des Fangs (ou Pahouins) est incertaine, elle a peut-être disparu. En revanche, les dialectes Fang sont nombreux, tout comme l´étaient les dialectes grecs. Ces dialectes Fang sont : le beti (qui est ma langue maternelle, ou plus exactement mon dialecte maternel, et que je parle, à la différence de M. Jean Imbert), l´étonn, au nord de Yaoundé, le boulou à Ebolowa et à Sangmelima, le ntoumou à la frontière camerouno-gabonaise etc. Quand plusieurs lecteurs, parlant chacun un de ces dialectes et seulement celui-là se rencontrent, ils se comprennent, quoiqu´au prix d´un effort plus ou moins pénible; mais ils parlent évidemment la même langue et en ont d´ailleurs conscience, puisque cette langue commune, ils l´appellent eux-mêmes « madzona », [PAGE 110] expression signifiant « Je déclare que... ».

Bien entendu, chaque dialecte Pahouin (ou Fang) peut se subdiviser encore en plusieurs patois : ainsi, au sein du dialecte beti proprement dit, on distingue le patois ewondo (à Yaoundé), beneu (Mbalmayo, dans lequel certains voient le dialecte beti à l´état pur), etenga (Bikop), mbidambani (Akonolinga). Imaginez donc un coopérant de bonne volonté débarquant au milieu de ce foisonnement, un homme curieux d´exotisme mais ignorant en linguistique, comme M. Jean Imbert, un de ces demi-habiles de l´assistance technique qui nous ont fait tant de mal; comment éviterait-il d´appeler langue ce qui n´est que dialecte ou même patois ?

Il suffit d´étendre ces remarques à d´autres dialectes ou patois du Cameroun pour comprendre combien est fallacieuse l´affirmation d´un Jean Imbert, évaluant à environ 160 le nombre de langues camerounaises.

Malheureusement, ayant presque toujours seuls les moyens de se faire entendre, dans un climat politique général caractérisé par une contrainte diffuse ou brutale, où la liberté d´expression est toujours entravée, les idéologues du néo-colonialisme ont réussi à faire passer de telles erreurs pour des vérités d´évangile, non seulement au niveau des pouvoirs politique et économique, dont l´intérêt pour le maintien et la diffusion de telles doctrines et bien évident, mais même dans les sphères d´une certaine intelligentsia africaine.

Un autre dada des pseudo-linguistes néo-coloniaux consiste à prétendre que les langues africaines, inaptes à l´expression de l´abstrait, sont si pauvres en vocabulaire et en syntaxe qu´elles seraient inutilisables dans le contexte de la vie moderne, faite surtout d´exigences scientifiques et techniques. A propos de l´inaptitude à l´abstraction des langues africaines, je me rappelle avoir entendu diffuser par la radio française il y a quelques années un exposé fait sur un ton grave autant que doctoral par une femme qui, affirmant avoir séjourné « quelques années » dans l´est africain, disait s´y connaître en langues bantou. En réalité, elle donnait si bien le sentiment d´être analphabète même en français que, dès qu´elle se fut interrompue, une voix facétieuse s´éleva de l´assistance pour lui demander comment les Africains du pays d´où elle revenait disaient « firmament ». [PAGE 111]

– Eh bien, déclara péremptoirement la dame prétendue linguiste, figurez-vous qu´ils ne le disent pas, attendu qu´ils n´ont pas de terme pour cela. Alors, ils tournent la difficulté et usent de la périphrase, disant par exemple : « le voile bleu tendu au-dessus de nos têtes...

C´était à la fois ridicule et scandaleux. A l´évidence, cette personne ne connaissait aucune langue bantou.

Toujours est-il que voici le français confirmé définitivement dans sa position de langue officielle unique dans des pays où cette langue n´est pourtant parlée que par une portion infime des habitants, soit, selon des statistiques officielles qui ne pèchent pas par excès de pessimisme, autour de 5 %. Encore cet usage du français, même chez ces 5 % de la population, est-il maladroit, embarrassé, tant les gens manquent de familiarité avec une langue bien trop éloignée de leur mentalité et d´ailleurs dispensée trop parcimonieusement.

Car c´est encore là un paradoxe caractéristique de l´Afrique dite francophone : non seulement le français y est très peu répandu, mais encore le malthusianisme scolaire des Etats, trop préoccupés de financer des organes pléthoriques de sécurité, et la hantise des idées qualifiées de subversives, aggravée par une manie de la censure héritée de la colonisation, ont stoppé et peut-être même fait régresser sa diffusion dans les masses populaires. Peu à peu, la logique de régimes politiques fondés sur la surexploitation des firmes occidentales entraînant l´enrichissement faramineux d´une petite minorité d´autochtones tenus en laisse par le néo-colonialisme, tend à ériger le français en apanage d´une caste, tout à fait inaccessible à l´écrasante majorité des populations africaines, enfermées ainsi dans une sorte de cul-de-sac culturel, condamnées délibérément à l´asphyxie spirituelle, à l´ethnocide.

BANTOUSTANISATION

J´ai dit ailleurs combien le vécu quotidien des Noirs en Afrique dite francophone ressemblait à la condition des mêmes Noirs en Afrique du Sud, le pays de l´apartheid. On ne peut s´empêcher de s´aviser, quand on y réfléchit, de la convenance qu´il y a à comparer une langue vernaculaire [PAGE 112] en Afrique dite francophone avec l´institution sud-africaine appelée bantoustan aujourd´hui, hier réserve indigène. En effet, la langue vernaculaire fonctionne ici dans le domaine culturel exactement comme là-bas la réserve dans le domaine économique avec, parfois, des identités de situation troublantes : elle se présente comme une sorte de mouroir où sont confinés les laissés pour compte de l´efficacité culturelle de la civilisation dominante, où les touristes avides d´exotisme peuvent venir assouvir leur voyeurisme. Là sont exposés des proverbes décrépits comme des vieillards épuisés par les famines, des légendes ridées et boiteuses, les monuments vermoulus d´une rhétorique déchue.

Dans un bantoustan sud-africain, ce sont les vieillards, les enfants et les femmes qui peuplent les réserves; ici aussi, la langue vernaculaire est surtout parlée par les enfants, en attendant que l´école des Blancs les arrache à leur village et leur inflige le dressage minimum indispensable pour les rendre aptes au service des maîtres; par les femmes culturellement séparées de leurs maris ici, et enfin par les vieillards, refoulés vers leurs origines à la fin de leurs pitoyables jours.

Là-bas, ce sont des femmes prématurément vieillies, n´ayant pour tout instrument que la houette primitive qui, au prix d´un labeur exténuant, de souffrances et de désespoirs inouïs, réussissent à arracher à l´aridité d´un fonds des plus maigres de quoi entretenir l´agonie des vieillards et tromper l´appétit des jeunes enfants. Ici aussi, ce sont encore les femmes et particulièrement les femmes âgées dont l´opiniâtreté entretien dévotieusement les pauvres restes d´une culture et de sa langue, dispensant, le moment venu aux jeunes générations, une pâtée spirituelle chaque fois moins substantielle.

Comme on le voit par cette comparaison, les effets de la spoliation linguistique ont cette particularité qu´ils dépassent ce qu´on appelle communément l´aliénation pour atteindre à une sorte de décervelage, une véritable zombification. Privée de sa culture, dont le support naturel, la langue, est non seulement dévalorisé à l´extrême, mais aussi déclassé, destitué de la fonction que lui ont assignée des millénaires, la collectivité ressemble à un homme frappé par la foudre, hagard, pétrifié en quelque sorte privé d´âme, un zombie; c´est un automate désormais. [PAGE 113] N´est-ce pas à cela que, délibérément, on tente de réduire nos populations ? Puisque le zombie n´a pas de libre arbitre, rien de plus facile que de s´assujettir à une volonté extérieure, autrement dit de l´asservir, de poursuivre son exploitation.

C´est pourquoi, à l´évidence, il est impossible de séparer le problème des langues africaines en Afrique dite francophone du problème plus vaste et un peu mieux élucidé maintenant de la domination politico-économique, car il est clair qu´il y a domination linguistique et culturelle, plus ou moins voyante, là où il y a domination politico-économique.

UN MONOPOLE INACCEPTABLE

Le monopole du français comme unique moyen de communication dans toutes les activités de caractère moderne et à tous les échelons, dans les pays africains, est une monstrueuse aberration. Si l´on ne savait, pour l´avoir observé ailleurs et en d´autres situations, à quels aveuglements peut conduire l´attachement à des privilèges d´autant plus chers qu´ils sont totalement périmés, on s´étonnerait que des conseillers d´une nation occidentale se disant l´héritière de longs siècles de lumière aient osé imposer une telle stupidité à des gouvernements ayant du moins l´excuse de la servitude et de l´incompétence. N´était-il pas plus conforme au bon sens de tenter l´expérience d´une cohabitation des langues africaines régionales avec le Français ?

S´agissant du beti, par exemple, que j´ai évoqué tout à l´heure, qu´est-ce qui empêche de prendre en charge l´enfant dans sa langue au moment où il accède à l´enseignement élémentaire ? Ceci s´impose d´autant plus qu´on sait bien maintenant que la contrainte prématurée d´une langue étrangère apparaît au jeune enfant comme une atteinte à l´image qu´il se fait des siens, et notamment de son père et que, dans cette situation, il est à craindre qu´il ne se bloque. Par la suite, on l´initierait prudemment, progressivement au français. Au niveau du secondaire, personne ne voit pourquoi des matières telles que l´instruction civique, l´histoire, la géographie et même les sciences de la nature ne pourraient [PAGE 114] pas continuer à être enseignées en beti. Enfin, le principe d´une extension de l´enseignement en langue beti dans les disciplines n´ayant qu´un intérêt régional, les modalités et le calendrier d´une telle extension pourraient être décidés au vu des résultats obtenus dans l´enseignement élémentaire et les premières classes de l´enseignement secondaire.

Une telle procédure aurait surtout l´avantage de laisser aux populations la faculté de participer elles-mêmes à un processus, d´avoir leur mot à dire dans un débat qui les concernent au premier chef, et dans un domaine où de prétendus experts frais émoulus de leurs universités occidentales, sans réelle qualification, se permettent toujours de décider avec une morgue qui serait comique si elle ne s´insérait trop souvent pour les populations dans un climat de répression sanglante.

De même, on se demande bien pourquoi un juge de paix beti, rendant la justice au milieu de populations beti, chargé de concilier les intérêts de populations paysannes qui ne comprennent que le beti, est obligé de prononcer un verdict en français. On peut étendre ces remarques à d´autres activités, et on s´apercevra alors que le beti, en région beti, peut être utilisé, dès maintenant, à des niveaux relativement élevés intellectuellement.

Ainsi, pourquoi le code de la route, en région beti, ne pourrait-il pas être rédigé dans une langue parlée par plus d´un million d´individus ? Pourquoi un Beti est-il contraint de bredouiller quelques mots de français s´il tient à passer le permis de conduire ?

C´est dire que si le pouvoir politique local cessait d´être étroitement subordonné à l´impérialisme étranger et de se plier à toutes ses fantaisies dont la tyrannie de la langue des Blancs est sans doute la plus grotesque en même temps que la plus odieuse, l´africanisation immédiate de la communication régionale sinon nationale en Afrique dite francophone n´apparaîtrait plus du tout comme une vue de l´esprit, mais comme une solution de bon sens, peut-être même l´unique solution possible.

Mais il ne suffira pas d´élever en dignité les langues régionales africaines, en leur restituant les fonctions nobles dont la colonisation les avait arbitrairement privées; encore faudra-t-il aussi faire descendre le français de son piédestal, l´humaniser en quelque sorte, l´africaniser [PAGE 115] en un mot, le neutraliser comme agent d´acculturation.

Cela aussi suppose comme préalable une véritable émancipation politico-économique. Car un peuple ne vit pas une langue étrangère de la même façon, suivant qu´il est libre ou qu´il est dominé. Ainsi, celui qui, comme moi, observe l´Inde de l´extérieur, c´est-à-dire par les journaux, est d´abord intrigué par cette contradiction apparente : le rejet de l´Anglais qui fut un sentiment aigu chez les Hindous au moment de la lutte et de la revendication nationales en Inde, semble avoir disparu aujourd´hui, ou du moins s´être notablement apaisé, et pourtant l´Anglais semble toujours être la langue de communication principale de l´Inde. On peut en dire autant d´un pays comme l´Irlande; et, plus près de nous encore, les pays du Maghreb suscitent les mêmes réflexions.

Comment expliquer un tel apaisement sinon par l´hypothèse que voici : si la langue de l´ancien colonisateur cesse d´être insupportable à un peuple récemment émancipé, tout en continuant à jouer le rôle de langue principale de communication nationale, c´est que le peuple récemment émancipé a en quelque sorte décolonisé cette langue étrangère, qu´il se l´est en quelque sorte appropriée, en lui arrachant pour ainsi dire ce venin mortel qui menaçait sa culture profonde en ébranlant en même temps sa propre confiance en lui-même.

Or, autre signe de leur domination, les populations de l´Afrique noire dite aujourd´hui francophone sont bien loin encore d´avoir décolonisé la langue française, et même bien loin encore d´y songer, ou du moins bien loin de pouvoir imposer à leurs dirigeants le courage de traduire cette aspiration en actes publics.

Il faut bien comprendre, en effet, que c´est ainsi que, pour le moment, doit se poser le problème du français en Afrique noire dite francophone, quelle que puisse être l´impatience, au reste bien compréhensible, des jeunes générations envers tous les symboles de l´oppression occidentale, je veux dire en termes d´accommodements mais non de divorce. Aucun homme de bon sens ne peut nier, par exemple, que si une autorité camerounaise, même dans l´hypothèse de circonstances révolutionnaires, décidait du jour au lendemain d´adopter pour langue officielle unique un dialecte national vernaculaire et de [PAGE 116] l´imposer à l´ensemble de la population, elle fomenterait une crise politique majeure, à laquelle elle ne pourrait remédier que par la force, la contrainte, donc la répression. Nos populations devront donc sans doute se résigner longtemps encore au français comme langue de communication nationale.

Mais quel sera ce français ? Toute la question est là, à mon avis.

Convient-elle à des Noirs, une langue dans le théâtre de laquelle il est courant et normal de surprendre des répliques comme celles-ci :

D´un mensonge si noir justement irrité
Je devrais faire ici parler la vérité (« Phèdre », IV, 2)
ou encore :

Pour parvenir au bout de ses noires amours
L´insolent de la force empruntait les secours (« Phèdre », IV, 1)
ou encore :

Moi, que j´ose opprimer et noircir l´innocence? (« Phèdre », 111, 3)
Le lecteur voit qu´il m´a suffi d´ouvrir la première grande pièce venue du théâtre français et de la parcourir en zigzag pour pêcher ces horribles perles.

Je déclare que des jeunes noirs ne peuvent pas lire de telles œuvres, y compris des œuvres de la littérature française contemporaine qui n´est nullement exempte des mêmes tares, sans courir les plus graves dangers au regard de leur équilibre psychologique.

Il faudrait donc que les Africains disposent rapidement d´un patrimoine d´œuvres littéraires dues à leurs propres plumes. Je suis bien placé pour savoir à quels redoutables obstacles se heurte cette exigence d´une création noire francophone libérée de toutes entraves, y compris l´entrave politique. Mais ce n´est pas sur ce très important sujet que j´ai centré mon article.

Cela ne m´empêche pas de redire avec force ce que j´ai souvent proclamé et d´ailleurs pratiqué en ce qui me concerne, à savoir que la création totalement libre par les Africains d´œuvres en français est le moyen idéal pour plier à leurs aspirations, à leur fantaisie, à leur génie, à leur mentalité, aux tendances naturelles de leur prononciation une langue qui, autrement, demeurerait un idiome étranger, un simple instrument de mise en condition, un prétexte nouveau de leur séculaire esclavage.

Mais il est une autre méthode d´appropriation de la [PAGE 117] langue française, plus immédiate, en quelque sorte plus accessible à la foule, c´est l´appropriation de la pédagogie, de l´enseignement du français.

Trop longtemps, l´enseignement du français dans les lycées et dans les universités d´Afrique dite francophone était réservé aux coopérants français, souvent moins qualifiés que leurs homologues nationaux artificiellement tenus à l´écart des classes et des amphithéâtres. C´était là illustrer une conception quasi mystique, et en tout cas raciste, selon laquelle pour enseigner le français, on n´a pas encore trouvé mieux qu´un Français. Il faut donc confier le plus tôt possible, et immédiatement pour certains pays comme le Cameroun, qui ont de nombreux professeurs, tout l´enseignement du français et à tous les niveaux, aux Africains eux-mêmes.

De plus, le simple bon sens exige de ne pas borner le concept d´enseignement à la seule pratique de la classe ou de l´amphithéâtre, et de l´étendre à des domaines comme les media ou l´élaboration des manuels de classe.

Il faut d´ailleurs signaler à ce sujet que la colonisation la plus grossière se poursuit à l´heure actuelle en Afrique dite francophone où l´on continue, trop souvent encore, à se contenter de programmer des émissions radiophoniques ou télévisées confectionnées à Paris. De la même façon, tous les manuels scolaires sont fabriqués à Paris, par des pédagogues français et sous le patronage d´éditeurs français dont quelques-uns font preuve d´un esprit de lucre dépassant toute imagination.

Par exemple, certains lecteurs de cette revue connaissent peut-être des manuels d´enseignement de la littérature africaine de langue française, conçus en Europe pour l´Afrique, et peut-être s´étonnent-ils que des textes d´un homme aussi opposé que moi à ce paternalisme figurent dans de tels manuels. Eh bien, il me faut leur avouer que je n´ai jamais été consulté par les éditeurs ni sollicité de collaborer avec les auteurs de ces manuels. Ces textes ont été l´objet d´une véritable piraterie. Et les lois françaises en matière d´édition sont ainsi faites que je m´efforce depuis de longues années, sans aucun résultat, d´amener devant un tribunal l´éditeur français qui s´est spécialisé dans ces pratiques méprisables, qui relèvent de la contrefaçon, tantôt sous son vrai nom de Nathan, tantôt sous celui de Nouvelles Editions Africaines (NEA). [PAGE 118]

On peut en dire davantage à propos de l´oppression subie par les langues africaines soumises à la domination culturelle du néocolonialisme français. Le sujet est très vaste, et mon article n´est en réalité qu´une modeste esquisse.

Je crois néanmoins avoir fait comprendre que les préjugés qui accablent nos langues, loin d´être justifiés, procèdent surtout de fantasmes de colonisateurs mal repentis, et qu´il est tout à fait possible de rendre à ces langues leurs fonctions injustement usurpées par le français depuis la colonisation. Il ne s´agit pas d´une simple exigence d´opportunité technique, mais d´une question de survie collective. Les peuples de l´Afrique dite francophone ne se trouvent pas devant une alternative; ils sont pris à la gorge par un impératif catégorique : réhabiliter leurs langues, leur restituer, au moins au niveau régional, toutes leurs fonctions d´avant la colonisation, sous peine de se condamner à la pétrification, à la mort lente, mais inexorable.

Mongo BETI

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[1] Peu après l´avènement des Socialistes, M. J. Imbert a perdu la direction du C.N.O.U.S. où il sera peu regretté.


© Peuples Noirs Peuples Africains no. 29 (1982) 106-118
 

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