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07.04.2008

Discours sur le Colonialisme de Aimé Césaire: Plaidoyer intemporel …contre la Domination et le Racis 

Ce texte est un plaidoyer contre le colonialisme. Au-delà d’une simple dénonciation, Césaire décortique les mécanismes du système colonial, montre ses liens intrinsèques avec les sociétés occidentales et souligne à quel point il hypothèque l’avenir de ces sociétés et annonce leur déclin en ceci qu’il est un déni des valeurs que porte la civilisation européenne.

Césaire, tout comme à la même époque Frantz Fanon – autre grande figure Martiniquaise –, se fait le porteur d’un nouvel humanisme, par opposition au “pseudo-humanisme“ qui a légitimé la colonisation au nom de la civilisation et de la modernité. Ce nouvel humanisme, héritier des Lumières, redonne au colonisé son statut d’homme : la dénonciation de ce qu’a d’inhumain et de déshumanisant le système colonial, s’accompagne de l’affirmation de la richesse et de la diversité des sociétés colonisées et de leur droit à exister sur un pied d’égalité avec l’Europe.

Le Discours sur le colonialisme est un pamphlet anticolonialiste d´Aimé Césaire, paru aux éditions Réclame en 1950, puis à Présence africaine en 1955.

L´auteur dénonce avec force la barbarie interne à la civilisation occidentale, qui trouva un exutoire en dehors de l´Europe, avec l´implantation coloniale. À des territoires européens de droits et de libertés, Césaire oppose des territoires extra-européens colonisés, soumis à l´oppression et à la haine, au racisme et au fascisme. À des pratiques démocratiques et policées en Europe, il oppose des actions violentes et criminelles commises dans les colonies. Ainsi, moins d´un an après le début de la guerre d´Algérie, il s´élève contre la torture infligée par l´armée française aux Algériens.

Marxiste, Césaire critique violemment la position de la classe bourgeoise qu´il qualifie de décadente, car ne connaissant plus de limites dans le mal qu´elle commet au travers du système économique capitaliste.

Œuvre d´un génie de la littérature, le Discours reste un propos d´actualité malgré le demi-siècle passé depuis sa rédaction.

Extraits :

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viet Nam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées. de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. [...] »

Je vois bien que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterling, ni royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.

Je vois bien celles, condamnées à terme, dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigeria, Nyassaland. Je vois bien ce qu’elle a apporté.

Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt, et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.

J’entends une tempête. On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessous d’eux-mêmes. Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
Aimé Césaire

Donc, camarade, te seront ennemis — de manière haute, lucide et conséquente — non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goitreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade (…).

Que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non-européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, « une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique », c’était déjà Hitler qui parlait.

Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.


Que le colonisateur qui pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre, la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.
Que l’équipement technique, la réorganisation administrative, « l’européanisation » en un mot de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient — comme le prouve l’exemple japonais — aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tous cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.

Car enfin il faut en prendre son pari et se dire une fois pour toutes que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluer toutes les eaux sales de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c’est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne.

La vérité est que dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle.

===================
Jamais l’homme européen ne s’élance vers l’avenir 

Si, comme le dit l’expression proverbiale, « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire », il faut se demander qui sont les véritables vainqueurs de la décolonisation : les peuples colonisés qui se sont libérés du joug de l’oppresseur ? ou bien les anciens colonisateurs qui se libèrent enfin aujourd’hui de la part d’ombre de leur propre histoire ? Admettons que le colonialisme comporte au moins quatre moments : 1. Je viens chez toi. 2. Je prends tout ce qui est à toi. 3. Ce que je n’ai pas pu prendre, je le détruis. 4. Je revendique enfin la légitimité à raconter la seule version "raisonnable" de ce j’ai fait. C’est à la critique de ce quatrième moment que peut désormais nous aider une relecture du « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire.

On a beaucoup commenté la tirade sur « l’homme africain » de N. Sarkozy. Comme si une ligne rouge avait été franchie. Il n’est pas certain que ce soit le cas, ce verbiage décomplexé ayant tout d’une stratégie d’officialisation d’un discours dominant déjà installé depuis fort longtemps. Le temps de la prudence exigé par nos pensées critiques, ce flux verbal le met à profit pour avancer ses pions grossiers. Flux verbal aussi vertigineux et irréfléchi [1] que le vomi télévisé, se déversant à une vitesse telle qu’on hésite à l’interrompre pour le commenter et le critiquer. En voici un exemple : le 29 novembre dernier, Patrick Poivre d’Arvor s’entretient avec le Président de la République. L’une de ses questions aborde la polémique lancée par un ministre algérien, qui a déclaré que N. Sarkozy était le président du “lobby juif”. On s’en indigne à juste titre. Mais dans la même question, le journaliste, l’air de rien, a judicieusement placé une petite formule terroriste : il évoque « la repentance contre les crimes du colonialisme entre guillemets ». Tout ce qu’il faut détruire tient dans cette formule.


D’abord : comme le révèle une écoute attentive, le mot “repentance” n’est pas simplement énoncé mais chanté par PPDA. Façon de signifier sans le dire : « gna gna gna ... la repentance ... toujours la même rengaine... ». Mais le plus important, c’est la formule « les crimes du colonialisme entre guillemets », accompagné d’un geste mimant lesdits guillemets (comme en témoigne la photo ci-dessus). Tant de signes empilés en quatre secondes : difficile de faire plus explicite. Arrêtons un moment le flot d’images, et posons la question : que viennent faire ici ces guillemets ? Que nous disent-ils de nouveau sur le colonialisme ? Nous ouvrons le dictionnaire, et nous trouvons la définition des guillemets : ils signifient “prétendu”, “soi-disant”. Clarifiée, la phrase du journaliste signifie donc proprement « les crimes du soi-disant colonialisme ». A peine avons-nous le temps de ressentir une juste stupeur, que déjà le Président a répondu, non sur cette question, moins encore sur sa formulation, mais sur l’affaire du “lobby juif”. Terminé, séquence close, question suivante. Mais le malaise demeure : la question visant à condamner la légèreté contre l’antisémitisme était en fait une question révisionniste. Voilà où nous a mené la tentative de hiérarchiser les crimes contre l’humanité : qu’un seul génocide de l’histoire humaine soit doté d’un statut absolument singulier implique un étrange équilibre dans lequel un seul révisionnisme est véritablement condamnable.

S’accorder sur ce qu’est le colonialisme, c’est aussi s’accorder sur ce qu’il n’est pas.

« L’Europe est indéfendable. » Ces trois mots, qui ouvrent le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, sont un poison dangereux pour les scribes du pouvoir. Car nous savons maintenant que le dernier moment de la colonisation consiste à coloniser l’Histoire de colonialisme. Même lorsque les colons seront partis, tout restera à faire. Car la colonisation n’est pas un phénomène singulier, un accident regrettable de la noble histoire occidentale, elle est la conséquence d’un régime politique précis : le capitalisme. Et tant que ce régime sera debout, jamais il ne pourra raconter la véritable histoire du colonialisme, car il se condamnerait du même coup. Entendus avec ce préalable, les propos révisionnistes de N. Sarkozy [2] prennent tout à coup une teneur plus naturelle, car ils se trouvent légitimités par le cœur de son projet politique : « Le rêve européen... qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc... ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. Cessons de noircir le passé de la France... Je veux le dire à tous les adeptes de la repentance... : de quel droit demandez-vous aux fils de se repentir des fautes de leurs pères, que souvent leurs pères n’ont commises que dans votre imagination ? »

Ce qui est intéressant dans ce propos, c’est sa nature : il s’agit d’un discours comptable. Son but est d’en arriver sous peu à un solde de tout compte qui établira que les colonisés ont perdu ceci mais qu’ils ont gagné cela, tandis que les colonisateurs ont gagné ici, mais ils ont perdu là. Et qu’une fois remplies les deux colonnes "dépenses" et "recettes", le bilan, finalement, s’équilibre. Bien sur, toute cette logique relève du pur contresens. Mais derrière les contresens, il y a toujours une politique. La pensée dominante veut bien admettre que la colonisation fut un mal, à la seule condition qu’on lui accorde en échange qu’elle fut aussi un bien. Elle vous accorde qu’il y a eu colonialisme, mais en échange vous lui concédez les guillemets autour du mot. C’est-à-dire qu’elle ne vous accorde rien du tout, qu’elle ne veut rien reconnaître, rien admettre, au contraire : elle veut tout avoir, et ne rien payer. Elle ne pense pas, la “pensée” dominante, elle calcule, elle investit, elle fait des affaires.

A l’inverse, le Discours sur le colonialisme qui est un Discours de la méthode nous dit précisément et sans détour : « l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes. » (p. 9)

La précision avec laquelle Aimé Césaire pose les questions et refuse d’amputer les réponses implique une mise en demeure plus radicale : pourquoi la philosophie, qui a dépensé tant d’énergie à s’interroger sur l’essence-du-déploiement-de-la-clâmeur-ontologique, ne s’est-elle pas accordée cinq minutes, voire même cinq secondes, cinq mots pour poser la question : « qu’est-ce que le colonialisme ? » Déjà Paul Nizan, que notre génération redécouvre avec bonheur, se demandait si les jeunes gens qui débutent dans la philosophie se contenteraient encore longtemps de travailler contre les hommes. Il ajoutait que le temps était venu de comprendre que certaines philosophies sont salutaires tandis que d’autres sont mortelles, qu’il faut enfin se décider à classer autrement les philosophes qu’avec les lumières de l’intelligence : « il y a des penseurs qui s’accommodent de l’esclavage présent de la plus grande partie de l’humanité, et il y a déjà quelques hommes qui n’aimant pas cet esclavage entreprennent contre lui et contre ses défenseurs une offensive théorique. Le lutte fut toujours entre ces deux sortes de gens. » [4] Aimé Césaire semble lui répondre lorsqu’il déclare : « Chose significative : ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur. » (p. 31) La philosophie ne s’est pas contentée d’être silencieuse sur la réalité du colonialisme, elle en a été complice car son silence n’a été que partiel et stratégique : quand le colonialisme a eu besoin d’elle pour agir impunément, la philosophie a répondu : « Présente ! ».

Pour Aimé Césaire, c’est le plus grave : « l’Europe est moralement, spirituellement indéfendable », et il a suffi des 74 pages pour mettre en procès toute la philosophie européenne [5]. Nous savions — nous pensions savoir quelque chose. Après avoir lu le « Discours sur le colonialisme », nous voici brutalement revenus au point de départ : nous autres, européens, nous ne savons plus rien, — et si notre philosophie a eu un jour la chance de « savoir qu’elle ne savait rien » (Socrate), même cela, elle l’a tragiquement oublié. Comment la philosophie a-t-elle donc assuré son soutien (son « soutien logistique » comme on dit aujourd’hui) à la conquête coloniale ? Tout simplement en réduisant le problème à des abstractions, en allégeant, par l’alchimie miraculeuse de l’essentialisation le réel de tout son poids de souffrance, de torture, de spoliation et de crime : une vraie boucherie, je vous dépèce la substance, et je vous vends mon "essence" : pas de nerfs, pas de gras, que du bonheur pour vos papilles, comme au Fouquet’s ! « Et voici la saisissante unité de tout cela, » accuse Césaire, « la persévérante tentative bourgeoise de ramener les problèmes les plus humains à des notions confortables et creuses : l’idée du complexe de dépendance chez Mannoni, l’idée ontologique chez le R.P. Tempels, l’idée de “tropicalité” chez Gourou. Que devient la Banque d’Indochine dans tout cela ? Et la Banque de Madagascar ? Et la chicote ? et l’impôt ? et la poignée de riz au Malgache ou au nhaqué ? Et ces martyrs ? Et ces innocents assassinés ? Et cet argent sanglant qui s’amasse dans vos coffres, messieurs ? Volatilisés ! Disparus, confondus, méconnaissables au royaume des pâles ratiocinations. » (p. 51)

La pensée commence justement au moment où elle dit « Non » à la résignation logique.
 
Combien ce Discours nous parle aujourd’hui, et avec quelle précision il nous dit l’essentiel, le préambule humain à toute pensée : aucune raison logique, aucun argument intellectuel, aucune construction philosophique, ne sauraient légitimer la violence ni l’exploitation. Il ne faut pas s’en laisser conter. On peut expliquer sur tous les tons que le libéralisme est un bien, démontrer par mille axiomes indiscutables que la pauvreté est un mal nécessaire, disserter avec Kant sur l’illégitimité du droit de révolte, parler de liberté plus ou moins étendue avec John Rawls : la pensée commence justement au moment où elle dit « Non » à la résignation logique. Aimé Césaire nous enjoint à ne pas nous y tromper, quand nous serions impressionnés par la tactique qui consiste à légitimer le pire par les jeux de l’esprit : « Donc, camarade, te seront ennemis — de manière haute, lucide et conséquente — non seulement gouverneurs sadiques et préfets tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux, académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche (...) et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentent de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès — quitte à nier la possibilité même du Progrès — tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme pillard, tous responsables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire. » (p. 38)

Ce qui signifie sans détour que la colonisation forme un tout, l’accaparement territorial n’en étant qu’une partie. On peut coloniser un pays, une famille, une amitié, un enfant [6], un amour, une musique (le jazz...), et même sa propre grandeur historique (F. Furet...) Et qu’à confondre la partie et le tout, on s’expose à un retour brutal de la terreur : car la colonisation est aussi un processus philosophique, une pratique conceptuelle, une action intellectuelle. Le philosophe ne se contente pas seulement d’escorter le banquier derrière un bouclier de justifications logiques. Là où il distille son poison, le sténographe de l’ordre [7] veut aussi subtiliser l’antidote et enseigner l’autocensure à la pensée. En voici un exemple célèbre : parmi les grandes questions qui se sont posées à notre temps, il en est une qui fut déclinée sur tous les modes : comment peut-on écrire un poème après Auschwitz, comment peut-on écouter de la musique, comment peut-on penser après Auschwitz ? « Après Auschwitz, toute culture est ordure » disait Adorno. Voilà bien l’écueil du concept de singularité absolue. Car la véritable question, celle de la conscience humaine qui se dresse devant la barbarie, ne devrait pas être : « comment peut-on encore faire de la philosophie après Auschwitz ? », mais bien plutôt : « comment a-t-on pu philosopher avant Auschwitz ? » Comment a-t-on pu construire une pensée, une culture, une science politique qui n’ont pas empêché le pire — mais l’ont peut-être même encouragé ?

Aimé Césaire nous démontre que la barbarie nazie ne fut pas un accident de l’histoire, un trou noir de la civilisation occidentale, elle ne fut pas le point de rupture à partir duquel toutes nos catégories d’entendement cessent d’opérer. C’est absolument le contraire : la barbarie nazie fut la conséquence logique d’une démission antérieure de la pensée qui s’accommodait de l’exploitation de l’homme par l’homme, qui la plaçait parfois même au fondement de son projet de civilisation. « Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique. » (p. 13)

Le fait même que nous nous soyons aujourd’hui accommodés de l’expression « la barbarie nazie » en dit long, d’ailleurs, sur notre autocomplaisance. Nous ne voulons pas penser le nazisme comme notre maladie : bien au contraire, nous préférons le penser comme une barbarie, comme quelque chose qui nous est, en fin de compte, parfaitement étranger. Quelque tribu primitive de barbares - les nazis - aurait ainsi envahi l’Europe en plein XXème siècle, défiant nos éternelles lumières, mettant notre raison à l’épreuve face à l’innommable. Les a-t-on d’ailleurs assez entendus, ces mots : l’innommable, l’impensable, l’indicible, l’inconcevable... comme si le fait de rejeter la catastrophe passée hors de la raison était un témoignage de piété devant son ampleur. Notre pensée n’a pas su prévenir le pire ? Qu’elle se rachète au moins en se refusant à le concevoir ensuite ! Non, mille fois non, nous dit Aimé Césaire devant cette conception de l’histoire qui ne fait que reproduire la démission antérieure, préparant les catastrophes futures : « J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. (...) Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler. » Aucune injonction à ne pas penser n’est légitime, aucune ne sera jamais recevable, même face au pire. Les tyrans de "l’impensable" ne font que préparer le retour de l’impensable. Tandis que le défi jeté à notre conscience par la catastrophe nous met en face de notre responsabilité critique et nous donne un début de réponse à la question "qu’appelle-t-on penser ?" (Réponse qui est, on s’en doute, aux antipodes de celle laborieusement énoncée par le philosophe nazi Martin Heidegger.) Penser, cela pourrait être révéler la dignité de l’homme et élaborer la société qui rende cette dignité possible.

Si au contraire, nous voulons barrer de notre horizon la possibilité d’une société fondée sur la justice sociale, si nous nous accommodons “du monde tel qu’il est et que par définition nous ne pouvons pas changer” [9], si nous nous berçons dans l’illusion rassurante “qu’il n’y a pas d’alternative” [10], si nous vénérons le mot "irréversible" pour nous dédouaner de ne pas remettre en cause l’ordre dans lequel nous vivons, si nous taxons d’extrémiste et de déraisonnable toute contestation franche de l’ordre dominant, nous sommes alors pleinement responsables de nos résignations, puisque la logique murmure aussi à qui veut l’entendre que l’irréversible n’existe que pour une pensée qui se refuse d’avance à essayer de le renverser. Il en est même l’opportune justification. Et un matin, l’irréversible est devant notre porte : « et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. » (p. 12)

Tel un prélude nécessaire aux années 1980, un discours officieux s’est installé il y a une trentaine d’années, dans lequel il n’est pas illégitime de voir l’amorce des arguments qui condamnent aujourd’hui d’avance toute pensée politique critique : « le travail théorique, sacralisé en 1970-1975 comme la clé d’une transformation possible du monde, est montré du doigt dès 1976-1977 comme la source de tous les désastres du XXème siècle. Quelques jeunes intellectuels prêchent désormais contre la pensée elle-même, accusée d’avoir tout fomenté, c’est l’activité critique qui a produit les camps soviétiques, la philosophie depuis Hegel qui ne pouvait qu’engendrer miradors et barbelés. » [11] On peut confondre cette condamnation hargneuse de la pensée critique avec la philosophie démissionnaire que nous dénoncions tout à l’heure. Ce serait là d’une justiciable mauvaise foi. Ceux qui entretiennent cette confusion nous exposent au pire. Selon eux, notre radicalisme nous fait démesurément tout exagérer (tandis que les guillemets de PPDA sont à l’évidence un modèle de pensée modérée...). Mais peut-être ce radicalisme atteste tout simplement que nous avons lu correctement ce Discours sur le colonialisme, dans lequel, en 1950, Aimé Césaire exagérait déjà : « Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé “la racine de diversité”. Plus de digue. Plus de boulevard. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre. »
Gilles D´Elia
Notes :
[1] « le drame du XXème siècle est né de l’absence de Dieu » déclarait hier encore le petit homme... Cf. Le commentaire malicieux de Paul Moreira.

[2] Ces mots ont été prononcés lors d’un discours à Toulon le 7 février 2007. La vidéo du discours, ainsi que sa retranscription peuvent être consultés sur le site Anticolonial.net

[3] Photo © Blog Bel-Air Sud, reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur.

[4] Paul Nizan, « Notes-programme sur la philosophie » , in « Bifur » (n°78). Ce texte a également été reproduit dans le recueil « Paul Nizan, intellectuel communiste », volume II, Petite collection Maspero.

[5] Les 161 pages de l’essai de Dionys Mascolo « Haine de la philosophie » y réussissent également fort bien. Nous y reviendrons lors d’une prochaine relecture.

[6] Il existe à ce sujet un très beau livre de Gérard Mendel intitulé « Pour décoloniser l’enfant » .

[7] L’expression est de Serge Halimi.

[8] La bande dessinée originale peut être consultée ici.

[9] L’expression est de Jean-Marie Cavada. Ou bien de François Furet ? peu importe.

[10] L’expression est de Margaret Thatcher

[11] cf. François Cusset - « La décennie, le cauchemar des années 80 » (p. 26). Editions La Découverte.

Discours sur le Colonialisme Audio
http://www.youtube.com/watch?v=tE3bxsfJMho
 

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