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19.06.2006
Journée de l’Enfant Africain: IL Y A 30 ANS, SOWETO
C’était un 16 juin. Le soleil se levait peut-être différemment dans cette partie de l’Afrique du Sud. Ce qui est certain, c’est que la révolte grondait. Les enfants des Noirs en avaient assez de la vie misérable de leurs parents. Ils semblaient avoir la conscience aiguë que ces conditions-là étaient injustes, et que l’on voulait fabriquer des parents prêts à tout subir. 20 millions de Noirs qui courbaient l’échine depuis deux siècles déjà. Mais, non ce n’était pas possible, car “ on peut tromper le peuple une fois, on peut tromper une partie du peuple tout le temps, mais on ne peut tromper tout le peuple tout le temps ”…
Les écoliers de Soweto avaient-ils compris cet insigne message lancé par Bob Marley ? Etaient-ils animés par le mouvement de la conscience noire incarné par Solomon Malhangu et Steve Biko. Durant ces années 70, la lutte contre l’apartheid piétine. La plupart des dirigeants de l’Anc étaient alors soit en prison, soit en exil. D’autres assassinés. Il manque au mouvement la sève de la révolte. Elle viendra du côté des enfants de Soweto, ce township devenu célèbre par la force de son histoire et considéré comme un patrimoine irréfragable de la mémoire de la lutte des peuples d’Afrique du Sud. “ Le jour où le soleil se lèvera, écrira plus tard Nelson Mandela, ce sera le jour, où les enfants s’éveilleront à la vie, avec la pleine conscience qu’ils seront les hommes et les femmes de demain… ” Et les enfants de Soweto, sortirent ce jour-là, avec dans leur sac en bandoulière, toute la révolte contre ce qu’on avait fait subir à leurs parents et la volonté de ne pas le vivre à leur tour. Refusant cette vie où leurs parents courbent l’échine sous le fouet d’un Apartheid qui avait pour mission de leur enlever leur âme. En imposant l’afrikaans comme langue unique dans un pays ou l’arc-en-ciel des langues était annonciateur des couleurs de l’émancipation, forte de cette richesse ! Ce sera contre cette aliénation via les langues d’usage que combattront les enfants. Ils auront obscurément conscience que la langue est un instrument de vie, un véhicule culturel, un outil d’identification et un instrument pour l’émancipation…
Le débat lancé par les étudiants, avec à leur tête Solomon Malhangu, cristallisera les frustrations. Elles vont culminer ce jour-là : un 16 juin, à Soweto. Les émeutes ont commencé depuis bien longtemps. Mais, ce 16 juin, les lèvres serrées, les enfants sont prêts à tout. Ils serrent entre leurs mains de simples cailloux, innocents, convaincus qu’il suffit de quelques jets de pierre pour faire tomber l’Apartheid, et pour mettre un terme à la rage raciste de la police blanche. Ils se trompent sous les balles, sans discernement d’une répression inhumaine… Les émeutes de Soweto et la violence qui s’abat sur les Noirs dans les ghettos marquent un autre cycle dans la lutte des compagnons de Winnie et Nelson Mandela.
30 ans ont passé et l’Afrique a célébré, le 16 juin dernier, la 16ième journée de l’Enfant africain. La date du 16 juin instituée par l’Oua, en 1990, après la ratification par 33 pays sur 53, de la Charte africaine des droits de l’enfant, adoptée en 1989, est un double symbole : rappeler que les enfants ont le droit à la parole, à l’expression ; mais aussi que l’enfant africain ne peut être impunément privé de ses référents culturels. Le motif de la lutte des enfants de Soweto et leur conscience culturelle suffiront à faire du 16 juin une date mémorable. Elle impose donc de revenir sur le sort que l’on réserve aux enfants, la conscience des responsabilités que doivent assumer les adultes pour les préparer à tout ! Elle pose le problème de l’école et de sa fonction sociale et impose d’interroger les modes de reproduction que distillent les programmes scolaires qui leur sont destinés. Le débat sur les langues d’enseignement a été relancé récemment par la décision courageuse d’imposer l’apprentissage des langues camerounaises dès la maternelle, afin de renforcer la personnalité de l’enfant et de lui donner les fondements culturels dont il a besoin. Des analystes ont tenté d’expliquer pourquoi les Africains, dont les pays n’ont pas fait la révolution culturelle en imposant l’apprentissage des langues africaines dès le plus jeune âge, finissent par n’être que des élites inachevées, en tension permanente entre deux mondes, cherchant à alimenter leur africanité par un retour aux sources, où les traditions sont fantasmées, teintées d’une fantaisie nostalgique. Ces mêmes analystes se sont interrogés sur le poids de l’aliénation culturelle et ses incidences dans la construction d’une mentalité. Ils ont conclu qu’ils s’est inscrit de manière inconsciente dans le cerveau de nombreux Africains un mépris d’eux-mêmes et de leur culture qu’ils tentent de sauvegarder en ramassant, pêle-mêle, des morceaux d’identité oubliés dans des fétiches bon marché ! Ces mêmes anthropologues se sont interrogés sur le complexe des Africains à refuser de comprendre que leurs langues ont de nombreuses ressemblances et que les disgressions sur l’immensité incommensurable du nombre considérable des langues au Cameroun, par exemple, empêchant que celles-ci (les langues africaines) soient le véhicule unificateur d’une identité partagée, ne sont que diversion et manipulation idéologiques. Le 16 juin, si la question des droits de l’enfant est posée, l’obligation d’une réflexion sur l’adulte qu’il sera demain est forcément lancée. Mais la réflexion a quitté le champ des interrogations depuis longtemps au Cameroun, beaucoup d’intellectuels étant persuadés que la messe est dite parce que l’histoire nous a imposé. Puisque le Cameroun est dans un bilinguisme autorisé, pourquoi revenir en arrière ?
Revenir en arrière, en rappelant ce que fut le 16 juin, est un devoir de mémoire qui impose de relever toute le symbolique culturelle de la révolte des enfants de Soweto. Une telle lecture suppose d’avoir le courage de regarder les évolutions que connaissent les pays africains, et le sentiment que l’on peut avoir d’un piétinement. De s’interroger sur la raison pour laquelle, tout finit par finir en des guerres sans fin, comme s’il y avait un gouffre, un abîme qui devait avaler des millions d’âmes. Il y a une théorie que l’on pourrait oser : le retard des Africains est liée à l’aliénation culturelle, la difficulté qu’ils ont à rompre avec celle-ci. Le fait de former dès le plus bas âge un être humain en dehors de ses références culturelles participe d’un assujettissement qui est le prolongement de l’esclavage. C’est une autre manière de perpétrer la domination. Et même si l’usage des langues des autres est devenu une nécessité sociale de communication, l’importance d’avoir recours aux sons qui rythment les langues de chez nous est considérable.
Ces Regards auraient pu s’appesantir sur la seule condition des enfants : le 16 juin est quand même la journée de l’enfant africain. Ils auraient pu avoir pour cible de rendre compte des chiffres accablants et parlants sur le taux de mortalité infantile, du nombre des enfants orphelins. Il aurait dû faire une longue liste des manquements faits aux droits de l’enfant et des politiques balbutiantes qui sont celles du gouvernement en direction des enfants… Ils auraient dû ou pu, peu importe. Parce que le fond de la problématique est là : si les gouvernements sont incapables de penser une politique de protection de l’enfant digne de ce que doivent être les hommes et les femmes d’Afrique en ce 21ème siècle, ce n’est pas parce que leur projet social, la vision de l’humanité qu’ils doivent former demain est brouillée ? Brouillée par cent siècles d’aliénation qui ont fini pas faire prendre pour argent comptant qu’il est “ naturel ” et historiquement incontournable que les enfants de chez nous continuent à être élevés comme s’ils n’avaient pas de chez eux… Parce que sans vision du citoyen que l’on veut former demain, quelle fonction peut avoir l’école camerounaise ? Le droit à la parole et à l’organisation des enfants passent par ce questionnement : quel adulte camerounais veut-on former pour demain ? C’est de la réponse à cette question que dépendent les mesures à prendre dans le fond pour changer de politique et changer vraiment.
En 2005, un écrivain camerounais, Eugène Ebodé, dans un recueil de poèmes inédits, “ Le Fouettateur ”, dans un poème épicé, s’adresse aux enfants du continent premier. Il ordonne : “ Enfants d’Afrique, ne descendez jamais de l’arbre des élévations ”… Et dans ce texte qu’il dédie aux saveurs de nos langues, Eugène Ebodé rappelle : “ Langues de latérite aux saveurs océanes, langues refoulées dans la nuit des langues ! Il faudra bien hanter le bord des rivages pour extraire de l’oubli ce qui appartient à la lumière… langue yoruba, langue bambara, langues-mères, issues de la sève première ! Les musiques des mots en fièvres les savanes quand les langues se délient et déroulent la splendeur des contes. Langue berbère, langue malgache, faudra-t-il tirer la langue aux totems pur secoure les cornes de l’histoire et enseigner les langues africaines ? Langues de latérite, langue bami, couleur ocre, lague mosi, senteurs de cauris, l’habit de lumière se porte au réveil pour les rendez-vous et les retrouvailles. Langues insoumises, langues lingala, langue kinyarwanda, voici qu’un feu rageur dévale la montagne.
Langue bafoun, langue douala, esprits dioulas, vous surgissez de la brume avec les sagesses swahili et les atours béti ! Langues du pays des mangues, il n’est que justice de reprendre langue, Avec le génie qui somnole sous ma langue, ma langue africaine ! ”. En une envolée lyrique et riche en allitérations, Eugène Ebodè à son tour revient sur cette question capitale. Celle de la formation du sujet africain et des langues d’usage pour lui permettre de véhiculer une pensée autonome, afin de verser dans le débat sur l’universalité de l’humanité et du monde, sa part d’Afrique. Cette question, elle était au centre de la révolte des enfants de Soweto. C’était le 16 juin 1976 : des écoliers tomberont pour avoir oser se soulever contre l’obligation pour eux d’apprendre le monde à travers le prisme d’une langue coloniale, qui leur empêchait de penser à leur émancipation. Ce jour-là, le corps ensanglanté et inerte de Hector Paterson est porté par son frère Solomon Malhangu, un des ladres du mouvement de la conscience noir. Il sanglote, il hoquette. Trois ans plus tard, il sera froidement exécuté par la police blanche, comme instigateur des émeutes. On cherche à décapiter le mouvement, mais il est trop tard : le peuple sud-africain se réveille. Soweto : 30 ans plus tard : la nation arc-en-ciel commémore ses enfants. Elle fait le bilan d’un long apprentissage : celui de la conquête de soi, à travers ses valeurs culturelles : travail difficile, mais qui fait de l’Afrique du Sud une des plus grandes nations africaines… Devinez pourquoi ? Et souvenez-vous seulement : c’était le 16 juin 1976 : morts pour ces “ langues insoumises, langues lingala, langue knyarwanda, voici qu’un feu rageur dévale la montagne ”… En instituant le 16 juin, en 1990, comme la journée de l’enfant africain, l’Oua envoyait un double message : les enfants sont les adultes de demain, il faut savoir les protéger en les formant pour qu’ils soient aptes à transformer leur réalité…
Suzanne Kala Lobé Publié le 18-06-2006 La Nouvelle Expression
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